Beaucoup des films de Christopher Nolan sont conçus comme des plans, au double sens de l'organisation spatiale et stratégique. The Following raconte l'histoire d'un "suiveur" : un prétendu
écrivain qui suit les gens dans la rue, retraçant leur itinéraire pour
imaginer leur vie. Dans Memento, le personnage de Leonard s'adonne lui aussi à la cartographie : pour s'y retrouver dans son amnésie, il colle sur une grande feuille les Polaroïds pris au gré de ses errances et de ses rencontres. Sur ce schéma accroché au mur des chambres d'hôtel, toutes les photos sont commentées et reliées entre elles. Nolan ne fait pas autre chose : il dispose des points de repère pour ne pas perdre son spectateur dans ce film monté à l'envers. Les sutures entre les séquences sont soulignées (la fin d'une scène correspondant au début de la précédente) et une intrigue parallèle, chronologique, est démarquée par le noir et blanc. Inception et ses rêves d'architecte fonctionnent de la même manière. Introduire une idée dans ce rêve est aussi dur que de braquer une banque : il faut un plan. Parlant avec l'étudiante en architecture qu'il voudrait embaucher, Cobb, le personnage principal, lui demande de dessiner au pied levé un labyrinthe dont il ne saura pas sortir. À nouveau, quand le spectateur est perdu quelque part dans l'emboitement des rêves, le découpage pédagogique est là comme fil d'Ariane.
Dans Memento, le travail de topographique - représenter et relier entre eux des fats et des lieux - présente la particularité de se faire directement sur la peau. Ses tatouages ne sont pas autre chose que des inscriptions sur cette carte atypique : un buste, deux bras et deux jambes. Un dialogue s'instaure entre l'environnement découvert et le corps de l'arpenteur qui porte sur lui les stigmates d'une connaissance énigmatique. De la même manière, le Bruce Wayne de Batman Begins construit le costume de Batman en réponse à une quête géographique fantaisiste - nous sommes dans l'univers des comics. Ce parcours nous fait passer par le puits de la maison familiale (les ailes et les oreilles en pointe en référence aux chauves-souris), par un temple tibétain au sommet d'une montagne (l'armure plus ou moins héritée d'un apprentissage auprès de la Ligue des ombres) et par le dépôt de Lucius Fox sous le building de Wayne Enterprise (armes, véhicules, gadgets). Le voyage initiatique réalisé, la cartographie passe de l'artisanal au technologique : le Batman de The Dark Knight peut, augmenté par des milliers d'écrans de surveillance, avoir en temps réel une vision panoptique de la ville. Cela donne, dans les scènes d'action finales, des séquences surprenantes où l'organisation de l'espace est figurée par des lignes abstraite : la carte finit par remplacer le territoire.
Si le corps peut ainsi symboliser le monde, c'est que Nolan sait en bon cartographe faire varier les échelles. C'est dans Insomnia que le meilleur usage est fait de ce procédé. Le film navigue entre trois niveaux d'échelle. Le premier est celui de la compréhension directe de l'intrigue, dans une narration pour une fois plutôt linéaire. Le deuxième niveau d'échelle est celui, légèrement zoomé, du détail : indice, preuve, fait. Le troisième niveau est microscopique : ce sont ces courts flash où l'on peut discerner la granularité de la matière. Tout le jeu de Christopher Nolan sera de régler et de dérégler ces échelles jusqu'à créer un cercle, quand la valeur symbolique de ces plans microscopiques - une tâche rouge envahissant un tissu blanc - éclairera le plan narratif d'ensemble.