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Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking. L'Etat sous pression statistique, Paris, 2013, Editions de la Découverte, 212 p. 18 €
La gestion se nourrit de statistique. Les auteurs s'intéressent à l'exploitation des statistiques d'Etat sous forme de benchmarking. Celui-ci apparaît comme un outil de rationalité des organisations et des choix budgétaires.
"Benchmarker", c'était à l'origine marquer d'un signe faisant référence (bench), pour la mesure des altitudes (point géodésique). De là, la notion de benchmarking s'est étendue à l'établissement d'un standard, d'un point de comparaison (référentiel) pour mesurer, étalonner des pratiques moins objectives que la géodésie dans les domaines économiques, politiques ou sociaux, qu'il s'agisse d'entreprises privées ou publiques. Le benchmarking relève des technologies managériales ; il contribue à la gestion des personnes, au pilotage des entreprises.
Ainsi disposant d'un point de repère, on établit par comparaison et classement les meilleures pratiques (best pratices). Celles-ci acquièrent une fonction d'injonction, de commandement sans chef : tout se passe donc comme si l'on se pliait aux statistiques, à leur "neutralité bienveillante", pas au chef et à son éventuel arbitraire. Du coup, l'analyse de la fabrication de l'objectivité, de la neutralité, devient cruciale. Travail critique de type épistémologique.
Les auteurs passent en revue les composantes du benchmarking : les indicateurs et la quantification, les objectifs, la visualisation (tableaux de bord synoptiques, datavision, etc.). Viennent ensuite les exemples d'utilisation du benchmarking, ses mises en œuvre dans trois secteurs : la police, l'hôpital et l'université.
La gestion des sociétés, les formations diverses génèrent de plus en plus de données, de data ; les évaluations de tous ordres, avec notes et classements, inculquent la légitimité et l'universalité du benchmarking. Omniprésence des analytics que l'on observera dans le marketing des médias et la publicité. L'économie numérique secrète et manipule toujours plus de quantification, de statistique, de benchmark par rapport aux concurrents, par rapport à une période précedente (cf. la gestion selon Amazon). "Big" et "small" data partout. Tout travail, toute activité, toute performance passent par l'observation quantificatrice et ses analyses. De plus, le benchmarking, que permet la profusion de statistiques, alimente le journalisme à partir de données (data journalism). Sur ce plan, le journalisme sportif est un modèle, rendant compte d'un univers de pratiques où l'on mesure tout, compare sans cesse, dans la diachronie comme dans la synchronie.
L'attitude des auteurs envers le benchmarking reste ambigüe : d'une part, ils dénoncent dans le benchmarking, un moyen d'oppression ; d'autre part, ils concluent avec le "statactivisme", travail militant pour "se réapproprier les statistiques comme outil de lutte et moyen d'émancipation" ("œil pour œil, nombre pour nombre"). Car reste une question fondamentale : par quoi remplacer le benchmarking et sa "palette managériale" ? Quelle serait l'antidote ? Les auteurs pour conclure leur critique stigmatisent les échecs de la gestion des services publics d'éducation, santé, sécurité. Mais faut-il incrimner le benchmarking ? Sans doute faut-il chercher ailleurs, à la source des objectifs proclamés.
Voici un ouvrage précieux, conçu dans l'esprit des travaux d'Alain Desrosières à qui il est dédié. Précieux car le benchmarking se propage à la gestion de toute activité humaine : sport, loisir, santé, hygiène, commerce, vie sociale... et se construit en temps réel. Grâce à une économie des contextes, aux wearables et autres outils dits de quantified self, chacun peut communiquer ses exploits à ses amis, à ses connaissances, les rendre publics. La compétition personnelle est continue et le stakhanovisme partout. Et les réseaux sociaux contribuent à leur généralisation, distribuant et comptant des like et des retweet à tout va ; le langage en est contaminé...