Magazine Culture

Une puce dans l'oreille

Publié le 18 octobre 2014 par Dubruel

d'après LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME de Maupassant

La diligence du Havre

Allait quitter Criquetot.

Elle emportait :

L’instituteur, Pierre Favre,

Maître Caniveau, maître Rabot,*

Maître Belhomme, M. et Mme Poiret

Et M. le curé de Gorgeville.

Le cocher Césaire Horlaville

Pouvait faire claquer son fouet.

Étant d’un caractère familier,

Le curé parla le premier :

-« Ça va-t-il comme vous voulez ? »

Demanda-t-il à maître Caniveau.

Soudain maître Belhomme se mit à gémir :

-« Gniau…gniau…gniau. »

-« Les dents vous font souffrir ? »

-« Non point…m’sieu le curé,…c’est l’oreille,

…L’ fond d’ l’oreille. »

-« Vous avez quoi dans l’oreille ? Un dépôt ? »

-« J’ sais point si c’est un dépôt,

Mais j’ sais ben qu’ c’est eune bête,

Un’ grosse bête

Qui m’a entré d’ans, vu que j’ dormais

Su’ l’ foin dans l’ grenier. »

-« Une bête ? Vous êtes sûr ? »

-« Si j’en suis sûr !

A m’ mange la tête. Oh ! Gniau…gniau…»

De douleur, il aurait cassé le parquet

* En Normandie, on appelle maître’, un fermier propriétaire.

Tant il le faisait trembler

Avec le trépignement de ses sabots.

Dans la voiture, un grand intérêt s’éveillait.

D’après Poiret, c’était une araignée.

C’était une chenille, d’après Ravot.

-« C’est un ver, plutôt. »

Déclarait, sûr de lui, Caniveau.

Belhomme gardait la tête renversée

Et, sans fin, gémissait :

-« Gniau…gniau…gniau…

J’ crairais ben qu’ c’est eune frémi,

Eune grosse frémi

Tant qu’a mord…a galope…

A galope…

Oh ! Gniau…gniau…gniau… »

-« T’ as vu l’ médecin ? Demanda Caniveau.

-« Qu’est-ce qu’il aurait fait,

Çu fainéant. Sais-tu, té ?

Non, mé, j’ vas au Havre vé Chambrelan. »

-« Qué Chambrelan ? »

-« L’ guérisseux. »

-« Qué guérisseux ? »

-« L’ guérisseux qu’a guéri mon pé. »

-« Ton pé ? » -« Oui, mon pé. »

-« Qué qu’il avait, ton pé ? »

-« Un vent dans l’ dos, qui n’ pouvait pu r’muer

Ni gambe ni pied. »

-« Qué qui li a fait ? » -« Il y a manié

L’ dos comm’ pou’ fé du pain

Avec les deux mains !

Et ça y a passé. » Caniveau reprit :

-« C’est-i’ point quéque lapin

Qu’ t’ as dans l’oreille ? Vu la ronce, il aura pris

Çu trou-là pour son terrier.

J’ vas l’ faire sauver. »

Formant un porte-voix de ses mains,

Caniveau imitait les aboiements

D’un chien courant.

Tout le monde dans la voiture riait,

Même l’instituteur qui ne riait jamais.

-« Gniau ! A m’ trifouille dans l’ fond…Misère ! »

La voiture s’arrêta au café Mulière.

Le curé dit : -« Si dans l’oreille, on vous coulait

Un peu d’eau, la bête sortirait.

Voulez-vous essayer ? »

-« Pour sûr, j’ veux ben essayer. »

Tout le monde est descendu

Pour assister à l’opération prévue.

Le prêtre demanda une cuvette,

Un verre d’eau et une serviette.

Il chargea Poiret

De tenir la tête du patient inclinée

Au-dessus du récipient

Puis, de la renverser

Brusquement

Dès que le liquide aura pénétré.

Caniveau regardait

Pour voir s’il découvrait

La bête à l’œil nu et s’écria :

-« Mon vieux, faut déboucher ça.

Sinon, jamais ton lapin ne sortira.

Ses quatre pattes vont s’ coller

Dans c’te confiture-là. »

Le prêtre a versé

L’eau dans le conduit à nettoyer.

Et l’instituteur retourna la tête

Sur la cuvette

Comme s’il eût voulu la dévisser.

.

Belhomme semblait soulagé et affirma :

-« J’ sens pu ren maintenant ! »

Les voyageurs avaient beau regarder,

Aucune bête n’était sortie de là.

Le curé, triomphant,

S’écria : -« Pour sûr, elle est noyée ! »

Dans la voiture, on se réinstallait.

Mais à peine était-on assis

Que Belhomme poussa de nouveaux cris.

La bête

S’était réveillée.

Il affirmait même qu’elle lui était entrée

Dans la tête.

La femme de Poiret,

Croyant que Belhomme était possédé,

Se mit à faire des signes de croix

Puis le malade imita avec son doigt

Les mouvements de la bête : -« Tenez,

V’là qu’a r’monte,…gniau…gniau…gniau. »

Caniveau s’impatientait :

-« C’est l’iau

Qui la rend enragée.

All’ est p’t-être accoutumée à l’alcool.

Quand j’allons arriver au café Auriol,

Donne-li

Du fil-en-six

Et all’ n’ bougera pu, c’est sûr.

J’ te l’ jure. »

Au café, la tête de Belhomme

Fut couchée sur une cuvette.

On fit couler l’alcool de pomme

…Et soudain on aperçut la bête :

Une puce ! S’élevèrent des cris d’étonnement

Puis des rires éclatants.

Une puce ! Ah ! Elle était bien bonne,

L’histoire de la bête à mait’ Belhomme.!


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Dubruel 73 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine