Dans les pages de ce livre, Pelletier expérimente « une nouvelle manière d’accompagner les œuvres » (p.36). D’abord par une alternance régulière entre proses et poèmes. Les séquences en prose sont à dominante réflexive, entre glose sur l’œuvre de Lemaître et « divagation » plus libre sur la question du « spectral », c’est-à-dire de toutes les résonnances levées par une œuvre, qu’elle soit musicale ou poétique. La position de Pelletier est intéressante : schématiquement, elle consisterait à dire qu’une œuvre n’existe qu’illusoirement en soi ; elle ne vit qu’avec ses « spectres ». Verticalement, elle a une genèse particulière, elle est déjà un palimpseste ; horizontalement, elle entre en échos multiples avec d’autres œuvres. Ainsi, lorsque Pelletier rappelle sa première rencontre avec la musique de Lemaître : il était venu à ce concert à Rouen parce qu’au programme se trouvait « une partition de Caplet », musicien qui « l’attire depuis longtemps ». Et il découvre à cette occasion Novae de Lemaître, « dont le titre est un appel poétique, celui d’un poème de Char » (p.11). D’une autre façon, Lemaître « a composé une œuvre pour percussion et bande magnétique, que je n’ai jamais entendue et dont il a tiré Après le silence 2, écouté une fois avec le trio Yarn » (p.61). Une œuvre peut donc entrer en résonnance avec d’autres du même auteur, Naos et Axis mundi par exemple (p.53), ou bien avec celles d’un autre musicien : Hybris et le dernier quatuor de Beethoven (P.31)… La même circulation spectrale a lieu entre poésie et musique : Axis mundi « fait surgir la référence à Tristan en même temps qu’un poème d’André Frénaud » (p.51). Il en va pareillement en poésie : « l’initiative aux mots », de Mallarmé, lève une cohorte d’ombres, de la Délie de Scève à IL de Dominique Fourcade (p.47)… Lire, écouter, c’est donc bien saisir une œuvre présente, mais tout autant entrer dans un ballet de « références » : « elles sont les spectres qui nous accompagnent jusqu’à la mort » (p.47). Ces échos peuvent aussi être internes au travail : à plusieurs reprises, Pelletier renvoie à son livre 51 partitions de Dominique Lemaître (Tarabuste, 2009). Parfois, ces « dérapages » restent énigmatiques : pourquoi s’impose, par exemple, le « puits que rien n’épuise » de Jean-Claude Renard en écoutant du Lemaître ? (p.14) D’autres fois, la correspondance semble évidente : l’aspect cosmique de Ksi lève les spectres de Pascal et Loyola (p.40).
Autrement dit, si une œuvre, poésie ou musique, naît du silence et y retourne (p.61), elle ne s’impose pas seule : elle convoque toute une kyrielle de souvenirs, d’échos, de « références », de fantômes, qui participent de sa réception, l’enrichissent en l’éclairant ou en la rendant plus énigmatique, mystérieuse. De même avec les mots et leur épaisseur historique, étymologique, « cet autrefois du mot » qui reste vivace, même à l’état spectral (p.55).
On aura compris que ce livre est centré sur poésie et musique, mais dans la seconde moitié, le thème amoureux s’impose également, à partir des poèmes Nocturnal, Chanson d’aube et Encore la nuit. La méditation peut aussi devenir alors dialogue avec un « tu », rêverie sur la nuit, Tristan et Iseult, le corps, la relation amoureuse et la solitude, le désir…
« Un livre est toujours une somme de pistes inabouties » (p.53), « je voudrais pouvoir faire un livre sans fin » (p.68). Sans doute. Et on comprend d’autant mieux ce désir, même sans ressentir de frustration, que Pelletier vise des objets non clos : les variations spectrales, le « cosmos » de Lemaître, la complexité vivante du sentiment amoureux… Reste un livre, très fluide dans son écriture et ses glissements du savoir au non-savoir. Pelletier a raison de conclure sur une belle citation de Rilke (p.69) : l’essentiel est moins de finir, ou d’aboutir, que de « faire partie d’une mélodie » qui nous dépasse.
[Antoine Emaz]
Dominique Lemaître / Alexis Pelletier, Du silence et de quelques spectres, Editions Clarisse, Livre + CD audio, 80 pages – 18€