[note de lecture] Dominique Lemaître / Alexis Pelletier, "Du silence et de quelques spectres", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

 
Il y a des poèmes dans ce livre. Est-ce pour autant un livre de poésie ? Pas seulement. C’est un ouvrage hybride de multiples façons, donc complexe et intéressant par là même. La couverture indique deux auteurs : le musicien D. Lemaître pour le CD, le poète Alexis Pelletier pour le livre papier. L’ouvrage s’annonce donc déjà comme une relation, un écho entre deux œuvres. Le CD présente sept pièces de D. Lemaître : quatre sont purement instrumentales, et trois intègrent des poèmes de Pelletier, au début, au milieu et à la fin du disque. Dans Voix – météore (2010) et Encore la nuit (2008), A. Pelletier est présent dans le morceau en tant que « récitant » : il dit son texte de façon assez neutre et la musique l’accompagne. Dans Nocturnal (2008), la fusion est plus profonde puisque le poème est chanté par la soprano Nathalie Dumesnil, accompagnée par deux guitares. Dans cette forme contemporaine du lied, le texte poétique devient presque pure matière sonore dans la voix de la cantatrice. Ceci pose la question (intéressante et non résolue par Pelletier page 48) de la presque disparition du poème en tant que tel ; il devient lui-même spectral dans la musique à laquelle il donne sens. 
 
Dans les pages de ce livre, Pelletier expérimente « une nouvelle manière d’accompagner les œuvres » (p.36). D’abord par une alternance régulière entre proses et poèmes. Les séquences en prose sont à dominante réflexive, entre glose sur l’œuvre de Lemaître et « divagation » plus libre sur la question du « spectral », c’est-à-dire de toutes les résonnances levées par une œuvre, qu’elle soit musicale ou poétique. La position de Pelletier est intéressante : schématiquement, elle consisterait à dire qu’une œuvre n’existe qu’illusoirement en soi ; elle ne vit qu’avec ses « spectres ». Verticalement, elle a une genèse particulière, elle est déjà un palimpseste ; horizontalement, elle entre en échos multiples avec d’autres œuvres. Ainsi, lorsque Pelletier rappelle sa première rencontre avec la musique de Lemaître : il était venu à ce concert à Rouen parce qu’au programme se trouvait « une partition de Caplet », musicien qui « l’attire depuis longtemps ». Et il découvre à cette occasion Novae de Lemaître, « dont le titre est un appel poétique, celui d’un poème de Char » (p.11). D’une autre façon, Lemaître « a composé une œuvre pour percussion et bande magnétique, que je n’ai jamais entendue et dont il a tiré Après le silence 2, écouté une fois avec le trio Yarn » (p.61). Une œuvre peut donc entrer en résonnance avec d’autres du même auteur, Naos et Axis mundi par exemple (p.53), ou bien avec celles d’un autre musicien : Hybris et le dernier quatuor de Beethoven (P.31)… La même circulation spectrale a lieu entre poésie et musique : Axis mundi « fait surgir la référence à Tristan en même temps qu’un poème d’André Frénaud » (p.51). Il en va pareillement en poésie : « l’initiative aux mots », de Mallarmé, lève une cohorte d’ombres, de la Délie de Scève  à IL de Dominique Fourcade (p.47)… Lire, écouter, c’est donc bien saisir une œuvre présente, mais tout autant entrer dans un ballet de « références » : « elles sont les spectres qui nous accompagnent jusqu’à la mort » (p.47).  Ces échos peuvent aussi être internes au travail : à plusieurs reprises, Pelletier renvoie à son livre 51 partitions de Dominique Lemaître (Tarabuste, 2009). Parfois, ces « dérapages » restent énigmatiques : pourquoi s’impose, par exemple, le « puits que rien n’épuise » de Jean-Claude Renard en écoutant du Lemaître ? (p.14) D’autres fois, la correspondance semble évidente : l’aspect cosmique de Ksi lève les spectres de Pascal et Loyola (p.40). 
 
Autrement dit, si une œuvre, poésie ou musique, naît du silence et y retourne (p.61), elle ne s’impose pas seule : elle convoque toute une kyrielle de souvenirs, d’échos, de « références », de fantômes, qui participent de sa réception, l’enrichissent en l’éclairant ou en la rendant plus énigmatique, mystérieuse. De même avec les mots et leur épaisseur historique, étymologique, « cet autrefois du mot » qui reste vivace, même à l’état spectral (p.55). 
On aura compris que ce livre est centré sur poésie et musique, mais dans la seconde moitié, le thème amoureux s’impose également, à partir des poèmes Nocturnal, Chanson d’aube et Encore la nuit. La méditation peut aussi devenir alors dialogue avec un « tu », rêverie sur la nuit, Tristan et Iseult, le corps, la relation amoureuse et la solitude, le désir… 
« Un livre est toujours une somme de pistes inabouties » (p.53), « je voudrais pouvoir faire un livre sans fin » (p.68). Sans doute. Et on comprend d’autant mieux ce désir, même sans ressentir de frustration, que Pelletier vise des objets non clos : les variations spectrales, le « cosmos » de Lemaître, la complexité vivante du sentiment amoureux… Reste un livre, très fluide dans son écriture et ses glissements du savoir au non-savoir. Pelletier a raison de conclure sur une belle citation de Rilke (p.69) : l’essentiel est moins de finir, ou d’aboutir, que de « faire partie d’une mélodie » qui nous dépasse. 
 
[Antoine Emaz] 
 
 
Dominique Lemaître / Alexis Pelletier, Du silence et de quelques spectres, Editions Clarisse, Livre + CD audio, 80 pages – 18€