Il y a de cela quelques mois, Hartzine partait à la rencontre de Quentin « Zaltan », grand manitou de l’église Antinote et boucanier increvable de la double platine. Si déjà à l’époque on ne tarissait pas d’éloges à l’égard du label, et bien ce n’est pas aujourd’hui encore qu’on ira leur tirer dans les pattes. Des envolées synthétiques géniales de Nico Motte aux lives à tomber par terre de Syracuse, l’écurie de Quentin glisse sur les chemins de la gloire avec l’aisance d’un pingouin sur la banquise. Aujourd’hui, c’est avec Geena que nous avons rendez-vous. A l’occasion de la sortie de son troisième maxi, On The Top Of The Deep Hearted Fern, le 20 octobre, le fer de lance house du label nous confie quelques mots où il est question de label, de SMAC, de critique musicale et bien entendu de ses projets personnels.
Geena sera en concert ce vendredi 17 octobre avec Tsantza au 114 (Event FB).
Geena l’interview
Photos © Irwin Barbé
Est-ce que tu peux te présenter rapidement, nous parler un peu de la genèse de Geena et plus généralement de ce qui t’a amené à la musique ?
Je suis parisien, pas encore trente ans, et je fais de la musique depuis deux, trois ans. La genèse de Geena, c’est un soft installé sur un ordinateur qui me faisait de l’œil et de longues soirées d’hiver à essayer de croiser de la new beat et certains gimmicks de Legowelt. J’étais vraiment dans ce délire là au début. J’ai réécouté les tracks, un peu honteusement, récemment.
Aujourd’hui, tu travailles toujours sur logiciel ou tu t’es frotté aux machines ? Tu travailles plutôt seul chez toi ou en studio ? Je me souviens d’avoir vu passer plusieurs vidéos sur lesquelles on te voyait bosser en collab’.
Je fais un peu de mpc de manière ludique et récréative. C’est un outil dont j’apprends à me servir grâce à Isa et Antoine de Syracuse qui sont experts de ce type de machine. Bon après, j’ai une formation de guitariste à la base donc pendant très longtemps, la porte d’entrée de la musique, pour moi, c’était d’abord l’instrument. J’ai des jams enregistrés à droite et à gauche dans le délire expo70/post-drone mais ça ne doit pas être très beau à réentendre. Le studio, c’est pas encore d’actualité. Ma préoccupation actuelle, c’est de protéger mes oreilles, car je fais trop de choses au casque et ça commence à être problématique pour mon audition. Donc concrètement, c’est repenser un espace chez moi qui me permette d’allier écoute et production.
Tu as signé tes premières sorties chez Antinote, un label assez jeune mais qui a su s’imposer rapidement comme l’une des références de la musique électronique parisienne. Est-ce que tu peux nous parler de ta rencontre avec Quentin ? Qu’est-ce qui t’a poussé à signer chez Antinote ?
La rencontre avec Quentin s’est faite au moment de la sortie du premier maxi d’Albinos. J’avais reçu le promo et j’avais vraiment accroché, peut-être plus que sur le Iueke et le Syracuse d’ailleurs. J’ai donc répondu au mail et lui ai demandé de m’envoyer le pack promo dans sa version finale. A ce moment là, je venais de sortir un morceau sur une compil’ du label WT Records et j’avais finalisé une série de morceaux dans la lignée. Je les lui ai envoyés, on s’est rencontrés. C’était assez important de signer sur un label parisien, avec quelqu’un que tu peux checker à n’importe quel moment, qui devient un de tes amis et qui te fait rencontrer beaucoup d’autres personnes hyper intéressantes.
Donc pour toi la fonction d’un label aujourd’hui, c’est plus de fournir un cadre réactif où priment le conseil et les relations de proximité que de permettre à un artiste d’intégrer des réseaux de distribution puissants et de signer des synchro juteuses ? Est-ce que tu penses que c’est une tendance générale ou que ça reste l’apanage des producteurs de circuits plus confidentiels ?
Pour moi un label c’est d’abord de la DA : un choix d’artistes pertinents, des tracklistings cohérents, de belles pochettes, etc. Mais je n’en tire pas une généralité. Ma principale source de revenus est ailleurs, dans un emploi de tous les jours. Je n’attends pas de relevé SACEM ou ce genre de trucs. L’économie de labels comme Antinote ne permet pas d’attendre de royalties versées par le label ou ce genre de deal. Sans tout dévoiler, je crois que Quentin a récupéré son investissement de départ dans le label il y a peu de temps… Ça te donne une idée du chemin à parcourir pour s’y retrouver. Il faut discerner plusieurs choses : bien sûr qu’en tant qu’artiste, tu attends que ton disque soit dispo partout, mais c’est aussi le cas de ton label. La distrib’, c’est l’enjeu principal du truc, je pense. La synchro… pfff, ça ne me travaille pas du tout. Le plus difficile pour un artiste en développement est de se faire connaître des promoteurs et de tourner régulièrement, ça c’est un travail de fond et ça n’est pas basé que sur de l’artistique à mon avis.
Les productions signées Geena sont très marquées deep house, Chicago house, contrairement aux sortie de Syracuse, Albinos ou encore Iueke. Qu’est-ce que ça signifie pour toi d’être présent sur un label aussi hétérogène ?
Hétérogénéité, je ne sais pas… En termes de production, tu as surement raison. Un disque de Iueke ne sonnera jamais comme un Syracuse, qui ne sonnera jamais comme un DK, qui ne sonnera jamais comme un Geena, et ainsi de suite… Après quand je vois tous ces artistes jouer DJ en soirée, je trouve que c’est souvent hyper cohérent. C’est difficile à expliquer mais il y a un ADN commun, c’est sûr.
La dimension introspective est très présente dans tes morceaux. Est-ce que le fait d’avoir grandi à Poitiers, dans une ville où les lieux d’exposition sont difficiles d’accès, a eu une influence sur ton travail ?
Haha, l’influence de la province… Honnêtement, je n’y ai jamais réfléchi. Tu sais, Albinos est aussi de Poitiers, et c’est formellement très différent de ce que je peux faire. Au contraire, ne pas avoir recherché d’exposition particulière à Poitiers est sûrement quelque chose qui joue pour moi désormais. Sans snobisme aucun, je vois que ceux qui s’affichent aujourd’hui dans les lieux d’exposition de Poitiers – mais c’est sûrement le cas dans d’autres villes – sont les mêmes qu’il y a dix ans. Perso, je ne suis pas sûr de courir après ce genre de choses dans dix ans. Quant à la dimension introspective, c’est surtout un attrait pour la mélodie. Je suis incapable de faire des tools rythmiques sans y ajouter quelque chose sur quoi tu peux siffloter.
D’après toi, cet immobilisme dans la programmation des musiques électroniques (qui n’est pas une vérité pour toutes les villes, cf. Bordeaux, Lyon, etc.), ça vient de quoi ? Peur de ne pas attirer les publics ? Poids des tourneurs et des packages ficelés ?
Le filtre en province, c’est quoi ? C’est souvent une SMAC, un truc généraliste qui défend parfois des esthétiques particulières mais qui doit faire des soirées qui marchent en même temps. C’est compliqué, je pense, pour un programmateur, de prendre des risques sur des soirées club en province, donc ils ont tendance à aller vers les mêmes tourneurs. En même temps, c’est tellement abusé de payer 5000 balles pour Surkin en 2014, no offense hein. Bref, je sais pas. C’est une question complexe. Les plateaux « pointus », c’est parfois tellement naze aussi. Ça tient à peu de choses. Je pense qu’une partie du public n’est pas complètement dupe, ça invite les gens à bouger aussi parfois.
Comment est-ce que tu te places dans le fameux « bouillonnement parisien » ? Est-ce que tu as vraiment ressenti une différence avec les années ?
Le bouillonnement, je le vis d’assez loin. Je sors pas plus en club aujourd’hui qu’il y a cinq ans. Ce que je vois à mon petit niveau, c’est que les conditions d’émergence de cette musique sont un peu plus favorables en ce moment. Je parle de personnes. Pour moi, c’est hyper important de voir des mecs comme Quentin d’Antinote ou Clément d’Odd Frequencies être impliqués respectivement dans un studio de mastering/production et dans la prog d’un club et de plusieurs festivals. Ce sont ces repères là qui contribuent à modeler quelque chose. Après, me demande pas si ça durera deux ou dix ans.
Tu fais référence à la tendance à la concentration des activités de plus en plus forte dans l’industrie musicale. Des producteurs qui deviennent managers, des managers qui deviennent tourneurs, des labels qui organisent des soirées, etc. Certains artistes ont peur d’être pris au piège par ce nouveau type de contrat, mais tu mets l’accent sur la coordination et la cohérence. C’est plutôt une bonne ou une mauvaise chose à tes yeux ?
Ça me semble vertueux dans les deux cas précédemment cités. Ce n’est pas complètement objectif, étant donné que ce sont des gens que j’apprécie. Je pense que tu trouveras toujours des gens pour te dire que Zaltan ou Clément Meyer sont des cons finis, hahaha. Toujours à propos de ces deux exemples, je pense que dans un cas comme dans l’autre, si Clément ou Quentin manient plusieurs casquettes, c’est que tout simplement parce que personne ne le fera pour eux. C’est un mélange d’opportunités professionnelles et de « do it yourself », avec toute la mesure que j’accorde à cette expression.
Quelles sont tes principales influences ?
Je pourrais te lister une suite de musiciens qui comptent beaucoup pour moi (Basil Thomas, Frank Cornelius, Chris Carter, Loren Mazzacane Connors notamment) mais je suis pas sur qu’ils aient toujours une influence déterminante sur ma musique.
Qu’est-ce que tu peux nous dire d’Accem Myomi ? Pourquoi t’es-tu senti obligé de forger une nouvelle identité ?
Geena est lié à Antinote ; ce n’est pas quelque chose d’écrit ou de contractualisé mais c’est tout comme. Accem Myomi, c’est un projet pour tenter de produire des disques très différents d’une sortie à l’autre. Ça a commencé avec quelque chose de très brut. Peut-être que ça évoluera vers des formes nouvelles très rapidement. Mais à vrai dire, ça n’est que le premier de mes side projects. Je travaille sur des choses plus tournées vers le live et l’improvisation avec un ami. J’ai également une série de morceaux house hyper old school produits avec mon frère qui me tiennent très à coeur. Ce sont des trucs à retravailler mais je ne désespère pas de les sortir un jour ou l’autre.
Tu as écris quelques années pour des webzines. Est-ce que c’est important pour un producteur de s’engager dans une démarche de critique et de prendre part au débat ?
Rassure-toi, les producteurs sont souvent plus engagés que les critiques eux-mêmes. Ça reste du off mais c’est là que la critique est souvent la plus dure.
Je reformule ma question : est-ce que c’est important à tes yeux de t’engager publiquement en tant que critique ? Est-ce que la rédaction devrait rester le privilège des spécialistes, des acteurs directs de l’industrie ?
Il y a eu une époque où des journalistes (radios) devenaient DJ. Je pense à Smagghe notamment. C’était il n’y a pas très longtemps et ça ne semblait pas poser de problème. Réfléchir à ce problème dans le sens inverse… Je ne sais pas. Certains mecs font les deux de nos jours et sont hyper crédibles – je pense à Gerd, et à Sherburne dans une moindre mesure. En France, je vois pas d’équivalent. Bon, à vrai dire, je ne pense pas qu’on ait réellement de bons critiques dance music. Beaucoup de mecs me semblent largués, même. Je me rappelle d’une tribune de Thévenin sur Minorités en réponse à un mec qui parlait de la mort de la nuit parisienne, c’était à pleurer, surtout quand tu connais l’érudition réelle du mec. Dans l’absolu, je préfère un DJ qui se lance dans la critique de disque que dans la tribune politique. C’est souvent hyper embarrassant.