Difficile d'imaginer un aussi extraordinaire destin de professeur de Latin et d'histoire romaine ...
Jusqu'ici, je n'avais lu de cet auteur qu'un court ouvrage : « Quand notre monde est devenu chrétien (312 – 394) » publié en 2010, qui m'avait passionnée car le développement à partir de si peu d'adeptes de la religion chrétienne dans notre monde occidental a toujours constitué pour moi une énigme. Je croise à nouveau le dialogue de l'auteur et d'Emmanuel Carrère au sujet du récent roman de ce dernier « Le Royaume » … qui traite également de ce "miraculeux" phénomène.
Voilà deux intellectuels minés par le doute. J'aime le concept de doute.
Raison de plus d'entreprendre la lecture des souvenirs de ce très vieil érudit de l'histoire romaine, Professeur honoraire au Collège de France, ancien de l'Ecole Normale Supérieure qui, au soir de sa vie, décide de confesser ses amours, ses faiblesses, son ingratitude à l'égard notamment de Raymond Aron qui lui ouvrit la voie du Collège de France, avec pudeur, parfois provocation mais toujours une honnêteté confondante.
Paul Veyne, né en 1930, raconte son enfance dans un milieu familial plutôt favorable à la collaboration, parle de sa frousse mais en revanche ne connaît pas le vertige, avoue son indifférence à la musique, la difformité congénitale de son visage qui ne le privera pourtant pas de nombreuses conquêtes féminines. Il développe ainsi une façon d'être ou de paraître non conformiste, destinée à faire écran, à attirer l'attention de spectateur ailleurs que sur sa personne, mais plutôt sur son talent. Malgré sa renommée internationale, il considère toutefois encore comme un drame d'être un « parvenu ».
C'est un chercheur indépendant, il ne supporte pas la contrainte. A l'ENS, il suit Jacques Le Goff et l'école des Annales, se lie avec Michel Foucault, auprès de qui il fréquente la « société infernale des folles ». Il explique ce qui le pousse à prendre la carte du parti communiste alors que la politique ne n'intéresse pas plus que le football.
Paul Veyne livre ici une clé pour comprendre l'engagement des intellectuels après-guerre, le rôle prépondérant de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Il évoque la croyance déchirée, le refoulement du savoir (la réalité soviétique), tout comme les catholiques qui ont du mal à croire en la transsubstantiation dans l'hostie. Comme la moitié des membres du PC, il quittera le Parti au lendemain de l'entrée des chars soviétiques à Budapest en 1956. Mais bientôt, il prend fait et cause pour la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Ce vieux monsieur blanchi sous les honneurs de la République des Lettres fut un « porteur de valises », et tient le Général de Gaulle pour le plus grand réformateur de gauche de son siècle : n'a-t-il pas institué le votre des femmes, la sécurité sociale et la décolonisation ?
La dernière partie du livre est beaucoup plus personnelle : une confession entrelaçant la genèse de ses ouvrages et les drames et amours de sa vie personnelle. L'écriture est alerte, pleine d'auto-dérision, et nous fait survoler une époque qui est celle de ma génération, avec des découvertes (pour moi) comme l'indifférence de la plupart des pontes universitaires pour les événements de mai 1968, les grandes mutations sociologiques dont Paul Veyne se réjouit : la libération sexuelle et la tolérance vis-à-vis de l'homosexualité, la croissance de l'égalité des femmes, il donne enfin l'envie de découvrir l'oeuvre de René Char, Michel Foucault, ce que la recherche fondamentale peut produire de plus élevé et de moins partagé : la recherche pour la recherche, en un mot l'art pour l'art …
Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas, souvenirs de Paul Veyne, publié chez Albin Michel, 268 p. 19,5 €