L'Armée des Romantiques, août 2014
Photographie © Robin .H. Davies
Cher Guillaume,
Puisque tu as eu la gentillesse de me faire savoir, avec ta simplicité coutumière, que tu avais apprécié Autre Monde, motets et Rosaire, et que tu m'encourages à poursuivre le récit de mes impressions de l'édition 2014 du Festival de l'Académie Bach, je vais te conter une fin de soirée qui, mieux que merveilleuse, fut mémorable, et son lendemain qui aurait pu l'être tout autant si le sort ne s'était avisé à lui faire des crocs-en-jambe.
L'éblouissement commença dans l'après-midi du jeudi 21 août alors que je remontais le bas-côté d'une église d'Arques-la-Bataille toute baignée de lumière afin d'aller grappiller quelques miettes de répétitions. Passé le jubé, les notes de la Sonate pour violon et piano de César Franck qu'interprétaient deux musiciens que je ne faisais qu'entrevoir au travers de la clôture du chœur me saisirent et, en quelques secondes, me clouèrent littéralement sur place, la gorge nouée par l'émotion, les larmes au bord des yeux — et ceux qui me connaissent savent qu'il faut que je sois sacrément secoué pour que ce que je ressens transparaisse à l'extérieur. Je me mordis la lèvre et baissai le regard, tandis que chaque mesure avivait mon sentiment. J'étais arrivé dans les derniers moments de la répétition, mais le peu que j'avais entendu avait fiché en moi le désir impatient de vivre pleinement ce dont je n'avais eu qu'un aperçu, et c'est tout tendu d'espérance que je m'installai dans le chœur pour le concert de vingt-deux heures trente.
L'Armée des Romantiques est une formation à géométrie variable et elle fut ce soir-là tout d'abord duo, Girolamo Bottiglieri au violon – te souviens-tu de tout le bien que je t'ai dit jadis du Quatuor Terpsycordes après un de ses concerts à Ambronay ? Il en est le premier violon – et Rémy Cardinale sur son Érard millésimé 1895 dans la Sonate en la majeur. J'aurais aimé que tous ceux qui dédaignent la musique du vieux Franck, la trouvant qui un peu mièvre, qui trop convenue eussent été avec nous en ce moment précis pour entendre par eux-mêmes qu'elle ne l'est que lorsque les interprètes le sont. Car avec deux tempéraments comme ceux qui nous la restituaient dans toute sa fièvre, avec tous les frémissements qui lui parcourent l'âme, tantôt rêveurs (les arabesques mouvantes du Recitativo-fantasia), tantôt rageurs (les éclats acérés du deuxième mouvement), toujours à fleur de peau, la tiédeur en fut irrémédiablement pour ses frais. Rémy Cardinale l'avoue lui-même, son jeu au piano est physique et il est vrai qu'une fois lancé, il ne desserre plus une étreinte qui, pour être capable de faire surgir un riche nuancier qui va du rugissement au murmure, est d'une vigueur assez enivrante pour peu que l'on accepte le pacte qu'il nous propose ; en Girolamo Bottiglieri, il a trouvé un partenaire – frère autant qu'adversaire – à sa mesure, avec la même conception charnelle du son, la même recherche d'expressivité, la même propension à « mettre le feu » aux œuvres. Ce duo, dans une partition comme la Sonate qui traite ses deux protagonistes sur un pied d'égalité, a trouvé d'emblée le ton juste et le souffle nécessaire pour l'animer d'un bout à l'autre, réussissant à conjuguer énergie séminale et attention portée aux détails et aux couleurs.
Après tant d'ardeur, les pièces pour harmonium ont paru un rien palotes, malgré l'investissement et la maîtrise déployés par un Marc Meisel décidément plein de ressources, mais passés les quatre morceaux de circonstance, une nouvelle vague d'émotion allait s'emparer de nous avec une interprétation magistrale du Prélude, fugue et variation en si mineur dans sa version originale pour harmonium et piano ; tonalité oblige et forme cyclique obligent, et en dépit d'un épisode central plus animé, cette page est d'une indicible mélancolie que le jeune organiste et Rémy Cardinale ont su restituer avec une sensibilité et une science du clair-obscur admirables. En guise de bouquet final, nous était offert le Quintette pour piano et cordes en fa mineur, une page qui, à l'instar de la Symphonie en ré mineur, s'éclaire progressivement pour finir sur une note de délivrance. Au complet, les duettistes de la Sonate ayant été rejoints par Raya Raytcheva au second violon, Caroline Cohen-Adad à l'alto et Emmanuel Balssa au violoncelle, l'Armée des Romantiques nous a entraînés à sa suite au cœur du feu sombre qui nimbe le premier mouvement de lueurs parfois tragiques et fait chavirer dans le Quasi Lento, cette prière élégiaque et passionnée dans laquelle Franck se révèle étonnamment proche de Fauré et dont les couleurs ne m'avaient jamais semblé aussi belles, puis ce fut la folle envolée de l'Allegro non troppo final dont le ma con fuoco prend toute sa dimension lorsque des musiciens de cette trempe s'en emparent. Il est de bon ton de ricaner, dans certains cercles prétendûment autorisés, lorsque des interprètes jouent les œuvres de la fin du XIXe voire du début du XXe siècle sur les instruments pour lesquels elle ont été conçues ; on a sans doute raison quand cette vision demeure purement archéologique, mais lorsque ce sont d'authentiques musiciens qui sont aux commandes et que l'historicisme devient un des moyens pour accéder à un degré d'émotion supérieur en offrant des couleurs et des nuances que les si parfaits instruments modernes sont incapables d'apporter, la sensation que l'on éprouve s'approche du vertige. C'était la mienne ce soir-là et j'aurais beaucoup donné pour que des micros aient pu immortaliser un moment comme celui que nous venions de vivre et qui m'a permis de redécouvrir complètement des pages que je connais pourtant bien pour les écouter souvent. Alors, qui sait, peut-être qu'un jour un label discographique sera assez téméraire pour offrir à ces lectures la pérennité qu'elles méritent.
Il me faut dire un mot également du concert qui eut lieu le lendemain soir, cette fois-ci autour de Maurice Ravel. Il ne fut hélas pas du même niveau que son prédécesseur franckiste car, outre un peu de fatigue bien compréhensible compte tenu de la débauche d'énergie de la veille, le piano montra des signes de faiblesse dont la méchante fissure qui en était à l'origine ne fut découverte que le lendemain — l'intérêt de l'ancien réside aussi dans son caractère imprévisible. Quand on sait, outre la précision technique diabolique qu'il requiert, l'importance du coloris dans un cycle comme Gaspard de la Nuit, on comprend sans mal que Rémy Cardinale ait été, en dépit de son engagement de tous les instants, déstabilisé par ces quelques cordes qui se mettaient à zinguer et obéraient la poésie subtile minutieusement élaborée par Ravel. Dans le Trio pour piano, l'investissement de Girolamo Bottiglieri et d'Emmanuel Balssa, l'un plein de feu comme à son habitude, l'autre jouant la carte d'une sobriété raffinée, a permis de faire passer au second plan ces ennuis mécaniques, d'autant que la lecture proposée ne manquait ni d'allure, ni de délicatesse. Jamais, pour ma part, je n'ai aussi clairement entendu à quel point le Modéré initial de ce Trio est à la fois un hommage et un congé au « vieux monde » de Fauré (et mon désir de découvrir la vision que l'Armée des Romantiques pourrait proposer de ce compositeur qui m'est cher entre tous est devenu très vif), et j'ai été également très séduit par le recueillement noble et sans aucune lourdeur – comme quoi, des cordes en boyau et un vibrato qui, tout en étant présent, ne s'autorise ni surcharge, ni coulure peuvent faire une sensible différence – de la Passacaille, qui devenait pour le coup réellement émouvante, tout comme par l'emportement avec lequel a été enlevé le Finale, sur lequel soufflaient véritablement les bourrasques d'indépendance que Ravel y a mis. Entre ces deux parties instrumentales, l'Ensemble vocal Bergamasque, dont je t'ai déjà écrit le bien que j'en pensais, à offert de Nicolette, Trois beaux oiseaux du Paradis et Ronde, des chansons chorales au cœur souvent inquiet, une interprétation d'une grande lisibilité et d'une intelligence du texte certaine où la solidité de l'ensemble compensait des voix solistes manquant encore d'assurance — laissons-leur le temps de s'aguerrir.
Vois-tu, cher Guillaume, même si le second concert n'a pas, soyons honnête, renouvelé le miracle de celui de la veille, le fait qu'un public nombreux soit venu les écouter tous deux et leur ait fait fête me réjouit, car il démontre que l'Académie Bach a indubitablement raison d'élargir ses horizons au-delà de la musique baroque tout en ne perdant pas de vue son fil de défense et d'illustration d'une pratique musicale « historiquement informée » qui, bien comprise comme ce fut le cas avec l'Armée des Romantiques dont il est incompréhensible, à mes yeux, que le travail ne soit pas plus reconnu et soutenu quand tant d'ensembles nettement moins pertinents voient s'ouvrir devant eux les opportunités juteuses que la brigue procure, peut nous donner des clés de compréhension mais aussi d'émotion qui nous étaient inaccessibles jusqu'ici. J'espère que les programmations à venir continueront à œuvrer dans ce sens et à promouvoir cette belle musique romantique française au fond si peu prophétesse en son pays. Pour ma part, je garderai, je crois, longtemps gravé en moi le souvenir d'un Franck comme un feu dévorant qui brûle au fond du chœur.
Porte-toi bien et sois heureux.
A bientôt.
Académie Bach d'Arques-la-Bataille, Festival de musique ancienne, édition 2014
L'Armée des Romantiques
Girolamo Bottiglieri, violon
Raya Raytcheva, violon
Caroline Cohen-Adad, alto
Emmanuel Balssa, violoncelle
Rémy Cardinale, piano Érard 1895
1. Jeudi 21 août 2014, Église d'Arques-la-Bataille : César Franck (1822-1890)
Sonate pour violon et piano en la majeur FWV 8
Pièces pour harmonium* : Offertoire funèbre, Offertoire, Andantino quasi allegretto, Offertoire ou communion
Prélude, fugue et variation en si mineur pour harmonium et piano op.18 FWV 30*
Quintette pour piano et cordes en fa mineur FWV 7
*Marc Meisel, harmonium Alexandre 1855
2. Vendredi 22 août 2014, Église d'Arques-la-Bataille : Maurice Ravel (1875-1937)
Gaspard de la nuit, trois poèmes pour piano d'après Aloysius Bertrand
Trois chansons pour chœur* : Nicolette, Trois beaux oiseaux du Paradis, Ronde
Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur
*Ensemble vocal Bergamasque
Marine Fribourg, direction
Évocation musicale :
1. César Franck, Prélude, fugue et variation en si mineur pour harmonium et piano op.18 FWV 30
Joris Verdin, harmonium
Jos Van Immerseel, piano Érard 1850
L’œuvre d'harmonium. 2 CD Ricercar RIC 213. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.
2. Maurice Ravel, Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur : [I] Modéré
The Florestan Trio
Anthony Marwood, violon
Richard Lester, violoncelle
Susan Thomes, piano
Trois Trios français (Fauré, Debussy, Ravel). 1 CD Hyperion CDA67114. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.
Toutes les photographies illustrant cette chronique sont de Robin .H. Davies, utilisées avec sa permission. Toute utilisation sans l'autorisation de l'auteur est interdite.
2. Girolamo Bottiglieri
3. Caroline Cohen-Adad & Emmanuel Balssa
4. Raya Raytcheva & Rémy Cardinale
5. Rémy Cardinale