Robert Forster, The Evangelist (2008)

Publié le 23 mai 2008 par Oagd

 

The Evangelist, par Youri Gralak  

L'album est en écoute intégrale ici. (Ce lien ouvre une nouvelle fenêtre, permettant d'écouter en lisant.)  

Deux signatures et deux voix se partageaient les disques des Go-Betweens, groupe afterpunk de Brisbane, Australie : celles de Grant McLennan (plutôt pop, le faux gentil) et celles de Robert Forster (plutôt punk, le faux dur). Ensemble, ils ont proposé une discographie coupée en deux séries, de part et d'autre d'une séparation de quelques années. Puis, Grant est mort. Robert a dû se passer de lui.   A l'annonce, en 2006, de la mort de Grant [Grant attendait des amis, il s'est senti fatigué peu avant l'heure dite ; il a alors annoncé qu'il allait s'allonger, histoire d'être en forme pour la soirée ; il n'est pas redescendu], je me suis demandé comment Robert allait réagir. J'imaginais sa peine plus grande, à proportion de l'espèce de lucidité cruelle qu'il avait toujours mis dans ses textes et son interprétation. J'attendais un nouvel album, comme une indication fraternelle sur la conduite à tenir face à la mort de l'être proche.   Dans un premier temps (immédiatement, en fait), Robert a annoncé que ce décès signifiait « la fin des Go-Betweens ». Cela peut sembler évident. Mais Robert Forster a lu des livres. Il est même critique littéraire pour un magazine australien. La puissance expressive de la précision inutile, il connaît. Tous ses textes insinuent d'abord ce qu'ils explicitent ensuite, pour rien, juste pour la force de l'exposition au grand jour, de la clarté. Emmanuel Bove faisait ça très bien. Robert Forster, également. Il a dû juger que ça irait un peu moins mal en le disant.   Dans un second temps (un an plus tard, à peu près), Robert est retourné enregistrer dans le même studio (à Londres en plus, pas la porte à côté), avec les mêmes musiciens (dont la fidèle Adele Pickvance) que pour Oceans Apart (2005), qui restera donc comme le dernier album des Go-Betweens. Ils ont tout refait à l'identique, mais sans Grant. Le signe habituel d'un surplace artistique (propos mille fois lu dans les gazettes : « On se sentait bien là-bas, on a décidé de reprendre les mêmes et de recommencer, d'ailleurs c'était fou de se retrouver tous ensemble, waouh »), se retourne en confrontation courageuse à la figure de l'absent. Cette répétition envers et contre la mort - mieux : rendue possible par elle - sélectionne dans toute l'étendue du malheur la seule fenêtre de risque, d'incertitude, de vie, de joie peut-être, et dans un angle impossible, décide de la jouer à fond.   

Ce point ténu - et tenu - entre la mémoire et l'oubli, n'est pas sans rapport avec l'écriture des deux hommes. Robert a toujours été celui qui fixe, qui encadre, qui s'intéresse à la mémoire : il est frappant de reconnaître dans Did She Overtake You, quatrième plage de ce disque, un fragment mélodique de Eight Pictures, présente sur le premier album (1982), et historiquement la première grande chanson de Robert. Huit photos : l'homme fonde son écriture sur huit photos (prises de sa femme avec un autre, mais il s'agit peut-être d'une fiction). Grant, lui, c'était plus l'image en mouvement. Robert le dit ici, sur It Ain't Easy : « Dans tout ce qu'il faisait, passait une rivière, passait un train, passait un rêve. » Cette phrase dit la vérité sur Grant (le passage, le fluide, le non tenu, l'au-revoir), et, dans le choix des trois mots, tout Robert s'investit.   The Evangelist représente donc plusieurs enquêtes en une : sur le disparu, sur celui qui reste, et sur ce qui ensemble faisait leur force. Il s'y ajoute un autre disparu : son frère David, suicidé apparemment (celui-ci a laissé une « goodbye note »), et dont certaines phrases qu'il lui adresse pourraient aussi bien concerner Grant : « It's strong, yes yes yes what we made for a thousand years it will not fade no no no ». A défaut de connaître l'histoire avec David, je vais raconter ici l'histoire avec Grant. Sur au moins trois albums, et sans rencontrer aucun succès public en retour, Robert et Grant ne cessent de dépasser leurs limites. Soient : Liberty Belle and the Black Diamond Express (1986), Tallulah (1987) et 16 Lovers Lane (1988). Pendant ces trois années, l'écriture de l'un tient grâce à l'écriture de l'autre. Ils deviennent leur seul critère, pour juger leur travail. Mais après cet effort terrible (écrire de mieux en mieux pour personne), ils se séparent, épuisés par le sentiment d'injustice.

Presque une décennie passe, le temps d'accepter de n'écrire que pour eux, pour quelques-uns, pour l'histoire, et puis ils se remettent ensemble. Ils font trois albums très beaux, dont The Friends of Rachel Worth (2000), où Grant, de manière atrocement prémonitoire, porte un sweat-shirt dont le motif dessiné, un revolver, pointe sur son cœur - le canon et le cœur recouverts de deux faux pansements en croix. Trois ans plus tard, l'arrêt cardiaque de Grant les sépare, cette fois, définitivement.  Alors, même si ce souhait - « durer mille ans... » - ne s'adresse pas ici directement à Grant, son caractère volontairement dérisoire n'est pas étranger à cette histoire-là. La grande séparation d'aujourd'hui rappelle la petite séparation d'hier. J'y vois une évocation de ce qu'ils auraient pu se dire en secret, de ce qu'ils se sont peut-être dit, au faîte de leur fièvre créatrice, une nuit en studio, et qu'ils ne pouvaient répéter alors à personne sans éprouver un peu de honte, et qu'ils ne pensaient plus eux-mêmes, sans doute, le lendemain matin. Qu'on la prenne au pied de la lettre ou selon un point de vue plus distancié (Robert dirait par antiphrase que rien ne dure mille ans), la phrase fonctionne comme le souvenir d'une communion, dont le secret, après la disparition de David et de Grant, du frère et de l'ami, peut aujourd'hui être révélé. En écrivant une telle phrase, Robert accepte de ne plus rien écrire d'aussi beau ensuite.  

Fin de la première partie.   Lundi : Guillaume nous parle de ce fameux disque des Go-Betweens, 16 Lovers Lane. Vendredi prochain : je reviens sur le présent album, y pénètre plus avant, essaie de voir ce que signifie d'être Robert et ce que signifie d'être Grant, et enfin, pour conclure ce qui représentera alors un petit dossier Go-Betweens, je tenterai d'expliquer comment Robert a terrassé la tristesse. Dans l'intervalle nous aurons : Mardi : Cyril évoque l'unique album de Cardinal (Richard Davies et Eric Matthews), avec une pochette d'un peintre ayant rejoint notre équipe : Franck Chambrun. Mercredi : Julien continue dans la brique rouge avec Graham Gouldman. Jeudi : Emmanuel, de retour de Cannes, nous parle de la « pop-festival » (c'est n'importe quoi, mais il a presque une semaine pour y réfléchir).