Biographie de la lumière
Cette idée suggestive d’une méthode diagonale, au sens où Roger Caillois a parlé de la poésie comme « science diagonale », traversée par l’intuition de tous les savoirs et pensées constituées, pourrait par analogie désigner le « travail » étonnant accompli par Gilles Jallet dans son livre Contre la lumière.
Le plus original à première vue de ce livre qui rassemble des livres précédents, c’est d’être une biographie encore jamais imaginée d’un sujet abstrait : la Lumière, reflétée dans celle d’un sujet, dans la biographie de l’auteur. Une histoire de la pensée dans un œil. Et cette « biographie de la Lumière » est « contre la lumière ». Nous sommes livrés, invités à un questionnement dont l’ampleur surprend autant que la découverte d’une question, jusque-là non formulée, ou demeurée éparse, la question de la lumière, telle que la tradition juive et grecque nous l’ont léguée, question entée à une scène tragique personnelle énigmatique du sujet écrivant.
« Contre la Lumière», car la teneur de la Lumière est inséparable en Occident de la question de la violence, qui est d’abord celle de la violence de la lumière grecque.
Nous vivons dans le partage de deux mondes qui sont l’un grec, l’autre juif. Mais lequel d’abord ? « Jewgreek is greekjew, écrivait James Joyce dans Ulysses ; extremes meet ». Quitter le Lieu grec, sa Lumière, dont l’emblème ne cesse de se montrer dans la face violente de la guerre, vers une parole prophétique qui se situe au-delà ou en deçà de l’origine grecque, telle fut, dans ce livre, l’intention de l’auteur.
En effet, Homère ne nous montre-t-il pas d’abord les Héros, dans la « Gens », les hommes de la Gens, le peuple grec, tels que seul un fait d’armes les fait en quelque sorte exister, et être inscrits dans l’épopée ? Une parole de guerre. Où l’individu existe pour la totalité grecque.
Mais nous qui sommes-nous, demande Gilles Jallet ? Pris dans ce double langage de la Parole comme totalité, et comme ouverture infinie, n’avons-nous pas encore à trouver le lieu par le médium de la langue poétique, d’une commune compréhension, d’une rencontre entre les deux qui « donne forme à leur contradiction » (Adorno) et, de ce fait, tire de leur coexistence une richesse plus grande de signification ? Cette Parole serait alors le geste le plus pacifique qui soit ». (Première édition de Contre la Lumière parue en 1985).
Écho de la pensée de Levinas.
Trois lumières, trois figures de la lumière, semblent venues, comme d’un ailleurs de toute biographie réaliste, aider l’auteur à accéder à un Je qui ne serait pas personnel. Pour devenir la vie-œuvre d’un Je sans-visage, ombre découpée à contre-jour qui nous conte une histoire. Ces figures de la Lumière sont tirées du merveilleux biblique : Abraham, Isaac et Jacob. Abraham est le matin, Isaac le soir. Jacob dans sa lutte avec l’Ange est celui qui prophétise une autre lumière. Sans déflorer la lecture, on citera cette phrase : « Expier la lumière, c’est s’en remettre à une lumière d’avant la lumière, lumière qui n’éclaire pas, du moins pas encore ».
« Au-delà de l’être il y a ni soir, ni matin /mais une troisième lumière // Il y a cette douleur comme le feu / consume un autre feu // Ne brûlent que la nuit cette lumière / cette douleur // Diaphane et fin le résidu de l’encre / du calame // Intérieur noir sans forme et sans moi. »
Des figures de pensée et de rêverie, hommes et femmes de la Bible ont investi le sujet écrivant et en elles il se déprend du biographique, comme si le moi biographique leur était redevable ; il y a une sorte d’antériorité, cependant il est aussi comme leur raison d’être. Leur occasion de revenir. Tels le moule et l’empreinte de l’Éternel Retour.
L’antériorité de la « lumière qui n’éclaire pas » se trouve aussi désignée dans une méditation sur la présence des choses, la présence du « tout autre », qui serait « la voix » même : la douleur se trouve au « commencement », dans la douceur inexprimable des choses, leur « correspondance » avec le poète dont elles sont le « vrai moi », plus intime. La personnification de la Nature va jouer ici un rôle essentiel.
« L’arbre, au loin, sans un regard, / comme s’il quittait seul un lieu vide // (…) Soudain la voix tout autre, battant l’air, / rencontrant quelque chose / d’aussi dénuée de vie, d’aussi faible qu’elle, / une force frêle, invisible et invincible / contre laquelle il est inutile de résister, / par l’épaule, l’étreinte d’une voix : / Sa douceur, sa catastrophique douceur. » (« Falaise de Pinsac », in L’Ombre qui marche).
Les années 80 ont vu des écrivains comme Gilles Jallet et Xavier Maurel, à qui l’on doit la préface*, et d’autres encore, se poser consciemment la question de l’après-Auschwitz, si tant est qu’il y ait un après, car du point de vue de la question, nous y sommes toujours. Ils se sont posé cette question en rapport avec celle de la poésie et de ses fautes. En témoigne l’essai dédié à Hölderlin dans un autre livre de Gilles Jallet, Le Crâne de Schiller, qui vient d’un propos de Paul Celan à André du Bouchet : « il y a quelque chose de pourri dans la poésie de Hölderlin ». Une génération de poètes veut se rendre présente à ce monde, par sa voix, répondre par la prophétie de l’écriture, toujours à venir, c’est-à-dire celle de l’Amour, car telle est l’utopie du livre.
Contre la lumière contient des poèmes en prose, scènes oniriques, le gel visuel du meurtre accompli, ou fantasmé, d’un autre mort ou tué, par l’Histoire, il s’appelle Vladimir (on songe à Maïakovski) qui est le sujet lyrique. Sorte de double, de frère, victime du destin, à qui on va offrir une sortie du destin.
Quel est ce mystère humain d’un espace de pensée qui « ouvre au monde, à la présence des choses, et de l’altérité » ? Quel est ce « moi » qui parle et n’est personne, ce moi sans moi du témoin, du témoin de « l’instant d’avant » ?
« L’instant d’avant comme s’il était témoin. Personne, la voix seule se comprenant à demi-mot entre deux eaux. »
« Le sacrilège n’est pas de quitter le monde en mourant, mais de profaner cet instant où il faudrait sortir, sortir à tout prix et se projeter dans le vide, pas même pour mourir.»
Nul doute que la question sans réponse des commencements de l’écriture et son épiphanie se reflètent ici ensemble et comme dans les mêmes objets : la falaise de Pinsac, l’épiphanie des visages, l’épiphanie des absences.
Il y a parfois, dans l’écriture pure et impersonnelle, une nécessité ou conjonction biographique, n’ayant rien à voir avec le Je, qui nous touche plus particulièrement, comme une faiblesse qu’on aurait laissée échapper entre les mots, nous dit Gilles Jallet.
L’écriture de ce livre, sa rhétorique, consiste à soustraire le Je biographique pour le confier impersonnellement, indirectement, et dans bien des textes, sous le masque de « voix autres », anciennes. De voix écrites, répliquées.
Nous entendons comme la voix d’un autre poète mort :
Décline, beau soleil déjà je ne t’aimais plus (voix de Hölderlin )
Des voix de héros, comme une paraphrase :
mais nous chantons dès l’Indus…
Parfois une voix suppliante comme sortie des Tragiques anciens :
Mères ne le tourmentez plus avec le cœur et avec le cœur
Une voix lyrique-rilkéenne :
Me voici / mais c’est craintivement /comme un enfant / qui ne parlerait pas
Une voix d’avertissement biblique, dans la résonnance des contes :
Ainsi n’entendait il pas ces paroles apprises des vieux contes hassidiques…
Tout cela compose une sorte de théâtre, dont les acteurs nous incitent à l’écoute de la prophétie :
Qui sera distingué / qui aimera en avant de ce monde / la lumière inverse du passé ?
Ces voix d’acteurs coexistent avec deux autres voix : la voix de la Pensée, voir l’entretien central avec Laurent Cassagnau, où se donne un long travail de la pensée, et la voix de l’Élégie (définie comme plainte) qui se rejoindrait à la fin dans l’oubli de toute datation, de toute identité, hors du temps, une voix-là semble naitre à elle-même, directement et sans acteurs. C’est la voix de « l’Ombre qui marche ». La fin est le commencement.
Voix qui boucle la boucle, touche à l’enfance, à la source, « enfant à la recherche de sa voix », paraît être d’un autre qui parle, et qui se trouve rejoint, par le plus intimement relié au silence des choses, au « là »de la rencontre, à l’amour : « l’amour que tu n’as pas rêvé te frappe au visage ».
Comme Mathieu Bénézet, Gilles Jallet ferait partie de ceux qui renouent avec le fonds tragique oublié d’une langue française. Car le français est la langue du théâtre. De la rhétorique. De la pensée, tout cela ensemble, mais il l’est comme peut l’être une langue morte qu’on ne sait plus parler.
Cette voix d’Elégie de Gilles Jallet, de même que ce que j’appelle la voix de sa Pensée, en aphorismes ou en dialogue philosophique (voir l’entretien avec Laurent Cassagnau ) sont parvenues à se faire entièrement voix Lyrique au fil du temps. En effet, l’auteur exprimait ses doutes à la fin des années 80 : il a longtemps senti un décalage entre son travail sur la poésie comme Pensée et comme Pratique, pratique qui fut longtemps fascinée par une image du Beau assez traditionnelle, « un hiatus », disait-il.
Toutefois, ces formes héritées, ce « merveilleux littéraire », peuvent plaire, toucher et se prendre comme un « rameau », une sorte de viatique, pour la traversée de l’écriture - qui est le thème du Livre - et comporte un danger, une mort, une mise hors du temps, en attente de son éternelle actualité de parole.
Je préfère cependant les poèmes les plus élégiaques, abrupts (voir « Le blanc & le noir »), sortant de nulle part, d’une voix « d’avant », toujours plus antérieure, et plus ajustée à la lenteur et à la douleur des commencements, à l’inexprimable (ne dit-il pas n’avoir pu écrire 8 ans sans pour autant cesser). C’est là que le texte prend corps, que soudain l’homme nous apparaît, avec un halo, unique et général, ombre qui marche, main qui écrit.
Ce livre composé de diverses périodes et cycles, peut donc se lire comme un document reflétant le travail poétique de plusieurs décennies, Pensée et Pratique du poème, l’auteur trouvant des formes, les quittant, les renouvelant. On lit l’histoire d’une écriture. « Les Sembles », avant-dernier texte du livre réalise l’unité de l’inspiration et de la respiration du corps, va dans le sens du souffle plus découpé, plus net, aidé d’une métrique plus courte, il donne le sentiment d’une liberté nouvelle par rapport aux textes antérieurs : la voix marche sur les eaux, à la rencontre ou rencontrée par ce visage en rêve qui « semble » et n’est pas le visage tout en l’étant.
Le parlé-chanté de Gilles Jallet a trouvé son socle.
[Geneviève Huttin]
* La préface de Xavier Maurel représente une introduction remarquable, où se lit la communauté qui se tisse parfois entre écrivains.
Gilles Jallet, Contre la lumière, Œuvres poétiques, Éditions La Rumeur Libre, 2014,
Sur Gilles Jallet, cette longue note sur le site de l’éditeur La Rumeur libre.