En lisant notre roman du jour, j'ai eu rapidement en tête la voix de Liza Minnelli chantant cette phrase dans le film de Bob Fosse. Et plus j'avançais, plus se lien se renforçait entre ce titre et l'histoire du roman que je lisais. Et c'est autour de cela que devrait tourner mon billet, au moins en grande partie. Avec quelques développements autour de thèmes chers à l'auteur qui apparaissent de nouveau et une dure réflexion sur l'existence. Michel Quint, avec "J'existe à peine", récemment publié aux éditions Héloïse d'Ormesson, nous emmène dans ce Nord qu'il aime tant et qu'il observe, avec tristesse, se déliter. Il nous présente un éventail large de cette société qui survit tant bien que mal, joue avec le passé et le présent, la nostalgie et l'inquiétude face à l'avenir, au vide laissé par les idéologies, les croyances, elles aussi en déshérence... C'est sombre, pas franchement joyeux ou optimiste, mais "the show must go on !", quoi qu'il arrive.
Alexandre Sénéchal est un saltimbanque. Ne voyez aucun mépris dans ce mot, au contraire. Disciple du transformiste Fregoli, il est à la tête d'une troupe ambulante qui se produit à travers la France dans différents spectacles. Alexandre nourrit une espèce de passion assez morbide pour les faits divers les plus célèbres dans lesquels il puise souvent son inspiration.
Mais, son dernier spectacle en date, interprété dans le cadre majestueux du Château du Haut-Koenigsbourg, reprend sous forme de spectacle de transformiste le film "La Grande Illusion", tourné à cet endroit à la fin des années 30 par Jean Renoir. Un spectacle bien rodé, et pourtant, une des représentations tourne au drame.
Pris à partie par ses partenaires, qui le jugent responsable de ce qui s'est passé, Alexandre se retrouve seul au monde, transportant sa vie dans sa voiture. Enfin, sa vie... Sa garde-robe, tous ces costumes qu'il revêt jour après jour, désormais réduits à des enveloppes vides, mortes. N'ayant plus rien, puisqu'il ne peut exercer son art seul, il se décide à rentrer chez lui.
Enfin, chez lui... Là où il est né, serait plus juste. Voilà plus d'une vingtaine d'années qu'il a quitté le Nord pour se lancer sur les routes, sans attache, sans lien avec des lieux ou des personnes. Mais, arrivée à une sorte de croisée des chemins, la quarantaine passée, privée de tout ce qui faisait sa vie jusque-là, il ne semble plus avoir que cette solution de repli, en attendant des jours meilleurs.
Là-bas, une seule personne peut l'accueillir : le Père Julius. Le prêtre de la paroisse de Wattrelos, sa ville natale, qui l'a aidé lorsque, durant son enfance, il était maltraité par ses parents adoptifs. Leur relation a toujours été houleuse, conflictuelle et pourtant, le lien n'a jamais été rompu et Alexandre le considère, même si c'est avec un certain cynisme, comme son seul véritable père.
Et, s'ils ne se sont plus vus depuis des années, s'ils n'ont plus eu de contact depuis bien longtemps, si le temps a passé et a fait du prêtre un vieil homme, usé, désabusé, leurs retrouvailles sont aussi chaleureuses que possibles. Du moins, en considérant que ces deux-là sont toujours sur la retenue et que, s'ils se montrent expansifs, ce n'est pas dans l'intimité.
Pas surpris de voir son pupille revenir ainsi, sans prévenir, après si longtemps, façon fils prodigue, le Père Julius accepte de l'héberger. Mieux encore, il va lui proposer de l'aider. Et de manière très concrète : il voudrait mettre les talents d'Alexandre à contribution. Lui proposer de jouer deux spectacles, avec rémunération, symbolique mais réel.
Et puis, surtout, Julius espère que ces spectacles seront l'occasion de faire rencontrer à Alexandre sa mère biologique, qu'il n'a jamais connue...
Pour les spectacles, pas de souci, mais la question maternelle est plus épineuse. Cette mère, Alexandre a fait une croix dessus, depuis longtemps. Sa vie, il l'a construite autrement, sans l'appui de la biologie, de l'hérédité, de l'éducation, de tous ces liens qui fondent l'enfance, sur lesquels on construit les existences, traditionnellement...
Et pourtant. La proposition du Père Julius n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Petit à petit, elle fait son chemin dans l'esprit d'Alexandre qui, après tout, a entrepris ce retour aux sources. Pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de la démarche, dans ce cas ? Mais, il a besoin de se préparer pour cette éventuelle rencontre, avant même de connaître l'identité de cette génitrice...
Alors, en attendant, il va se concentrer sur la mise en place des deux spectacles qu'on lui a réclamés. Le premier retraçant la visite de la Reine d'Angleterre dans la région à la fin des années 50 ; le second, une crèche vivante censée faire revenir du monde à l'église désertée pour les fêtes de Noël et redonner du coeur au sacerdoce de Julius.
Au passage, une troisième idée va germer dans l'esprit d'Alexandre. Pas une commande, un truc bien à lui, où l'on retrouve son goût pour les faits divers : le braquage dans un tram, quelques jours avant les événements de mai 68, d'un homme transportant une grosse somme d'argent appartenant à son entreprise. Un homme qui, défait, a ensuite mis fin à ses jours.
C'est hommes, c'était le père de Léonore, une des femmes qui va aider Alexandre à mettre en place ses différents spectacles et chez qui il va habiter, lui, le saltimbanque itinérant, condamné à la sédentarité. Il y a aussi Marion, la belle Marion, fille d'un riche entrepreneur local. Alexandre n'est pas indifférent au charme de ces deux femmes si différentes...
Et puis Marie-Christine, Francis, d'autres rencontres, d'autres personnes à qui s'attacher, avec qui créer des liens, construire des amitiés, plus si affinités, peut-être. Malgré tout ce qui les sépare. Alexandre devient une sorte de trait d'union entre ces gens qui se côtoient peu. Mais le Destin, ce fripon, ce sinistre personnage, va venir s'emmêler...
"J'existe à peine". Le titre est terrible. Et pourtant, c'est un constat bien réel : Alexandre n'a d'existence que costumé, quand il joue les rôles de ses spectacles de transformiste. Qui sait vraiment qui est Aexandre, abandonné à la naissance, sans racine, sans attache, sans ombre, car ombre lui-même. Il a rompu avec ce passé douloureux mais s'est reconstruit sur des illusions.
A son retour dans le Nord, non seulement il va être rattrapé par ce passé qu'il avait jeté aux oubliettes, mais surtout, il va être rattrapé par la vie des autres. Alexandre s'est libéré de toutes les contraintes de l'existence, ou presque. Sa vie n'est pas idéale, mais il a su acquérir quelque chose d'infiniment précieux : la liberté.
Or, dans le Nord, à quoi est-il confronté ? Aux problèmes très quotidiens des uns et des autres, aux contingences matérielles, aux conventions sociales, à tout ce qui est censé aider à vivre ensemble mais contribue en fait à séparer les uns et les autres, en termes de classes sociales, de milieux, de niveaux de vie, d'origines, d'opinions, de croyances...
Lors de ce retour dans le Nord, il côtoie des riches, des pauvres, des croyants, des athées, des héritiers, des modestes, des gens de gauche comme de droite... Mais tous avec un point commun : ils semblent déboussolés, perdus dans un monde qui les dépasse et évoluant dans une région en train de se momifier.
Ce Nord, si vivant lorsqu'il était le pays du textile et aujourd'hui, devenu fantomatique. A l'image de l'église du Père Julius, presque vide, où ne passe que des âmes évanescentes, déjà des ombres, elle aussi, rabougries en même temps que la prospérité disparue. Si Alexandre n'a plus rien à voir avec l'enfant qu'il était dans le Nord il y a presque 30 ans, le Nord lui aussi à changer, s'est effrité...
Il revient dans une région qui a subi les outrages du temps, de la politique, de l'économie, de ce monde si dur, si violent. Il revient auprès de gens qui souffrent et auxquels son savoir-faire peut apporter quelque chose, du réconfort, oui, mais plus encore, de la fierté. Le spectacle autour de la Reine d'Angleterre est bouleversant car il ramène ces personnes aux temps de la grandeur, de l'importance, irrémédiablement révolus.
Pour la crèche, c'est autre chose. La foi aussi s'est évaporé en même temps que le travail, la joie, la vie de quartier, l'ambiance des kermesses, etc. Je l'ai dit, le Père Julius prêche devant des bancs vides et lui aussi a souffert de cette érosion. Physiquement, mais aussi sur le plan de son caractère. De la certitude de son utilité, aussi.
Cette crèche, c'est peut-être son baroud d'honneur. Remplir une dernière fois l'église avant de passer la main à un autre... Ou plus vraisemblablement de fermer définitivement les portes de l'édifice, car, s'il prend sa retraite, il est désormais peu probable qu'on envoie un jeune prêtre frais émoulu, enthousiaste et fédérateur le remplacer.
Oui, lorsque Alexandre revient "chez lui", c'est pour voir les dernières lueurs des dernières braises de sa vie d'avant. Cette vie qu'il déteste, et on comprend pourquoi, mais qui est en lui, malgré tout. Lui, le solitaire, le bougon, le blindé, il va se prendre d'affection pour tout ce petit monde, cette société hétéroclite que Julius a rassemblé autour de lui.
Au point, je pense, de ressentir pour la première fois un vrai et fort sentiment d'appartenance. Jamais auparavant, même dans les troupes qu'il a fondées, il n'avait pu ressentir ça. Un truc qu'on pourrait appeler la solidarité, l'amitié, l'entente. Oh, il y a bien des anicroches, des mésententes. Des jalousies. Mais on efface vite tout ça pour aller dans le même sens vers l'objectif commun.
Ca, c'est la première partie du roman. Car ensuite, tout va commencer à aller de travers. La crèche va donner le signal de ce qui va devenir une course à l'abîme. A partir de là, tout va aller de mal en pis et Alexandre va se retrouver embarqué dans tout cela, sans vraiment plus rien maîtrisé, car l'expérience de la vie, la vraie, il ne l'a pas.
Choc de la découverte, comme un plongeon dans l'eau glaciale qui cisaille les pattes. Dépassé, Alexandre découvre une autre facette : même dans la vraie vie, il arrive qu'on joue des rôles, que les décors soient en carton-pâte, qu'on mente, qu'on dissimule... Et les secrets qui, un par un, vont apparaître au fil des jours, vont le précipiter là où il avait toujours refusé d'aller : le réel.
"J'existe à peine", clame le titre du roman. On se dit d'abord que c'est un appel au secours, et puis on comprend que c'était presque une bénédiction. Que le pire arrive avec cette existence et qu'il était finalement plutôt heureux lorsqu'il ne savait pas, lorsqu'il était détaché, libre, sans contrainte. Maintenant, il doit gérer les informations sur lui, mais aussi sur les autres. Et leurs réactions à tous.
Julius, Martion, Léonore, sa mère, autant de personnage qu'il n'incarne pas, qu'il ne contrôle pas. Il n'est pas metteur en scène de la comédie humaine et surtout, ce n'est pas un one-man-show où il saute de costume en costume pour jouer tous les rôles à sa façon. Contre le Destin, Alexandre est démuni, désappointé.
Même si tout cela est peut-être finalement le signe qu'il attendait depuis si longtemps. Le signe lui disant qu'il est temps désormais d'abandonner les costumes, les masques, et d'être enfin soi-même, à 100%, à chaque instant. Qu'il est temps de commencer à construire cette existence qu'il a toujours refusé d'assumer, d'enfiler.
Dans "J'existe à peine", on retrouve bien des thématiques chères à Michel Quint : le Nord, évidemment, indissociable de l'auteur, et le regard triste, assez fataliste qu'il pose sur cette région qu'il aime tant et la nostalgie qui l'y relie ; les faits divers, déjà très présents dans "En dépit des étoiles", son précédent roman, désormais disponible en poche...
Et puis le spectacle vivant, le cirque, le cabaret, que j'associe, pardon aux puristes que ça pourrait déranger, mais entre Alexandre ici et les personnages d' "Effroyables jardins", quand l'irruption d'un clown devenait la meilleure arme contre la sinistre réalité, contre le drame en cours, contre la folie et la cruauté humaines.
"J'existe à peine" est un roman sombre. Les drames qu'on y croise font mal. D'une certaine manière, nous pouvons tous être confrontés à ce genre d'histoire. Et, contre cela, nous avons tous besoin aussi de rire, de nous amuser, de prendre les choses avec recul, de profiter de ces saltimbanques qui réenchantent nos vies. Sans doute, souvent, au détriment de la leur...