J’ai choisi un extrait qui m’a plu et que je trouve très intéressant – pages 66-67 :
Ici, le soir d’un autre été, j’étais prise dans une file d’attente si longue qu’elle commençait entre les rayonnages de biscuits, loin d’une caisse devenue invisible. Les gens ne se parlaient pas, ils regardaient devant eux, cherchant à évaluer la vitesse de progression. Il faisait très chaud. M’est venue la question que je me pose des quantités de fois, la seule qui vaille : pourquoi on ne se révolte pas ? Pourquoi ne pas se venger de l’attente imposée par un hypermarché, qui réduit ses coûts par diminution du personnel, en décidant tous ensemble de puiser dans ces paquets de biscuits, ces plaques de chocolat, de s’offrir une dégustation gratuite pour tromper l’attente à laquelle nous sommes condamnés, coincés comme des rats entre des mètres de nourriture que, plus dociles qu’eux, nous n’osons pas grignoter ? Cette pensée vient à combien ? Je ne peux pas le savoir. Donner l’exemple, personne ne m’aurait suivie, c’est ce que raconte le film Le grand soir. Tous trop fatigués, et bientôt nous serions dehors, enfin sortis de la nasse, oublieux, presque heureux. Nous sommes une communauté de désirs, non d’action.
Le rêve de mon enfance d’enfant de guerre, nourrie des récits de pillage de 1940, était d’entrer librement dans les magasins désertés et de prendre tout ce qui me faisait envie, gâteaux, jouets, fournitures scolaires. Qu’on l’ait fait ou non, c’est peut-être ce rêve qui flotte confusément dans les hypermarchés. Bridé, refoulé. Considéré comme infantile et coupable.