« En 1938, nous avons tourné, et bien tourné, Hôtel du nord, de Marcel Carné. Et ce bien avant que le cinéma existe puisque Monsieur Truffaut ne l’avait pas encore inventé ! ».
Tout d’abord je vais te demander de me pardonner deux choses :
La première c’est de te tutoyer.
Mais d’une je m’appelle aussi François et j’ai toujours trouvé que les personnes qui portent le même prénom devrait avoir instantanément le droit de se tutoyer.
Et de deux il faut que tu saches qu’ici, en 2014, les gens qui aiment tes films aiment également à penser que tu es un intime.
D’ailleurs tu connais les vers de Jacques Prévert dans le poème Barbara : « Et ne m’en veux pas si je te tutoie, je dis tu à tous ceux que j’aime. ».
La deuxième chose que je te demande de bien vouloir excuser c’est cette saillie d’Henri Jeanson que j’ai placé en exergue de ce texte et qui était une réponse à tes nombreux articles de critique aux Cahiers du Cinéma quand tu vitriolais le cinéma français d’après guerre à qui tu reprochais de s’être embourgeoisé dans les bras d’auteurs et de réalisateurs sans âmes mais doués d’une manière de faire efficace qui trompait alors un public non averti.
Car il faut que je t’avoue que si je t’ai ignoré pendant près de vingt ans c’est justement parce que ma passion du cinéma était née de ce cinéma que tu vilipendais et que, considérant Jeanson comme un grand dialoguiste (ce qui est toujours le cas) je me refusais, du haut de mon intelligence juvénile, à passer dans le camp ennemi !!!
Oui, tu peux te marrer mon François !
Il aura donc fallu que je voie, faute de mieux ce soir-là, L’homme qui aimait les femmes, que je constate notre affection commune pour le corps et le coeur de ces demoiselles pour que je comprenne enfin que ton univers ne m’était pas hostile.
Oh combien non ! Et au fur et à mesure que je découvrais ton œuvre, je réalisais que c’était même tout le contraire…
Depuis, je me suis bien rattrapé. Tu le sais puisque nous nous voyons régulièrement !
François Truffaut et Isabelle Adjani sur le tournage de L’Histoire d’Adèle H. de François Truffaut 1975. Photographie Bernard Prim © Monique Prim
C’est donc en ami que je me suis rendu à l’exposition qui t’est consacrée jusqu’au 25 janvier 2015 à la Cinémathèque sous l’égide de Serge Toubiana.
J’aurais alors pu perdre mon temps à me demander comment tu aurais reçu ce témoignage unique (puisque c’est la première fois que ce genre d’évènement t’est dédié… les trente ans de ta soi-disant disparition servant d’excuse) toi qui avais refusé la présidence de la cinémathèque en 1982, mais le plaisir, la joie, l’excitation que j’ai ressenti en me retrouvant projeter dans ton monde m’ont, Dieu merci, éloigné de tout questionnement psychologico mystique, ou pour tenir un langage qui m’appartient : de toute branlette intellectuelle.
Car tu ne peux pas savoir mon pauvre François, le nombre de gens qui se font tartir le ciboulot à analyser ton œuvre.
Ton œuvre elle est comme un coup de pied au cul d’Oliver Hardy sur Stan Laurel : simple et efficace.
C’est pour ça qu’elle traverse le temps, pour ça qu’elle ne quitte plus ceux qui la connaisse, pour ça qu’elle séduit ceux qui ne la connaissent pas encore.
Ton œuvre c’est ta vie. Et ta vie c’était ta passion : le cinéma.
Le cinéma en tant que cinéphile, que cinéaste, que scénariste, que raconteur d’histoires, que producteur, qu’amoureux des acteurs, qu’amant des actrices, qu’acteur, qu’admirateur du travail de tes aînés en général et de Sir Alfred Hitchcock en particulier à qui tu as rendu le plus beau des hommage en concevant ce livre, LE livre (the book) des entretiens.
Et c’est ce que retranscrit merveilleusement bien cette exposition.
Alfred Hitchcock remet le prix IFIDA par à François Truffaut pour La Nuit américaine en 1973 © DR.
Plusieurs salles, chacune ayant bien évidemment une thématique propre, se succèdent sur le parcours du visiteur.
La première étant consacrée à tes quatre cent coups : ton enfance triste et solitaire au sein de cette famille qui ne te désirait pas, ta scolarité buissonnière pour cause de fréquentation assidue des cinémas, ton amitié avec ton camarade de classe Robert Lacheney, ta tentative de création d’un ciné-club, ton incarcération en maison de redressement, ta rencontre avec André Bazin (fondateur du journal Les Cahiers du Cinéma), ton service militaire que tu désertes et qui te vaut un passage en prison avant d’être réformé.
A partir de la deuxième marche de la visite, on intègre alors, comme tu l’as fait, le milieu du cinéma pour ne plus le quitter. Il occupe toute la place et tout ce qui t’a touché, concerné, tenu, est relié inexorablement d’abord à cet environnement, puis ensuite à tes films.
Tes coups de cœur ou tes coups de gueule se présentent sous forme de critique que tu as signé dans les Cahiers du Cinéma ou dans Arts notamment (où tu t’es fait remarqué par la virulence de ta plume).
Tes amitiés apparaissent sous les traits de Chabrol, Godard, Rivette ou Rohmer.
Tes premières réalisations participent à la naissance de la nouvelle vague (mouvement cinématographique de la fin des années cinquante/début des années soixante qui révolutionna l’art cinématographique).
Les différentes étapes de ta vie d’homme sont romancées dans les aventures d’Antoine Doinel (ton héros récurrent).
Tes passions amoureuses sont écorchées sur l’écran jusqu’à la folie de tes personnages.
Les femmes que tu as aimées traversent tes films en nous laissant dans le cœur un parfum de mystère, de danger, de désir.
Tes émerveillements d’enfant (et peut être ceux de tes filles) s’expriment dans L’argent de poche, l’amour et la complexité de ton métier se filment dans La nuit américaine, ta soif de communiquer se conjugue dans L’enfant sauvage.
Les livres que tu lisais devinrent des adaptations cinématographiques, les musiques que tu écoutais des bandes originales, tes voyages n’étaient jamais des vacances mais des lieux de tournage ou de cérémonie, ton quotidien se conjuguait au rythme de ces annotations, de ces réflexions que nous pouvons voir sur les exemplaires de tes scénarios, tes échanges avec le monde se « lettraient » en correspondances avec tes collaborateurs, tes admirations, tes admirateurs.
Si tu n’avais pas était réalisateur, si tu n’avais pas eu ce besoin viscéral de tourner des films, sûrement que tu aurais vécu sans sortir de ton bureau des Films du Carrosse (cette maison de production que tu avais toi-même fondée en 1957).
Tous les documents exposés, et ils sont nombreux (photos, archives, coupures de presses, exemplaires de roman annotés, fragments de scénario, courriers et télégrammes adressés ou reçus, extraits de films), en attestent : ton existence ne tourna qu’autour et que pour le cinéma. Encore et toujours.
« Ni avec toi, ni sans toi » comme tu l’as écrit pour l’histoire d’amour de La femme d’à côté.
Car il s’agit bien d’une histoire d’amour. Une histoire qui prit toute la place.
A tel point qu’on ressort un peu frustré du voyage. Des informations nous manquent sur l’homme, le père de famille, l’amoureux, le fils, le copain… et il faut déjà te connaître un peu pour les combler.
Personnellement, j’aurais aimé découvrir si adulte tu gardas contact avec tes parents et de quelle nature furent ces contacts.
J’aurais aimé qu’on m’explique ta brouille de vingt années avec ton copain, ton frère d’école Robert Lachenay (la réconciliation n’arrivant que quelques mois avant ta disparition).
J’aurais aimé qu’on m’en dise plus sur tes relations avec les autres réalisateurs de la nouvelle vague (dont par ailleurs le pourquoi du comment de ce mouvement est évoqué un peu légèrement à mon goût) en particulier sur celles avec Jean-Luc Godard (qui tourna son premier film A bout de souffle grâce à toi et sur un de tes scénarios, et que tu produisis plusieurs fois par la suite) qui se terminèrent par des échanges houleux en 1973.
J’aurais aimé t’entendre davantage sur ton acceptation, voire même ta revendication, d’être devenu un cinéaste dit classique et commercial, ce qui, pour certains (Godard encore) fut une trahison.
J’aurais aimé enfin (en fin) qu’on s’arrête sur ton rapport à la mort et aux morts, rapport qui commença par cette manie que tu avais de tout garder, de tout archiver, de tout classer, de tout collectionner (les projets, les films, les femmes), comme si tu savais au fond de toi que ta vie serait brève et qu’il fallait la meubler au maximum et qui trouva son apogée dans le troublant La chambre verte.
Oui, j’aurais aimé savoir tout ça car depuis que j’ai cessé de t’ignorer, je ne cherche qu’à mieux te connaître.
François Truffaut dans La Chambre verte, 1978 Photographie Dominique Le Rigoleur © Dominique Le Rigoleur.
Ton dernier double, Gérard Depardieu, déclara un jour sur le cinéma : « C’est une grande gueule ouverte qui avale tout ce qui passe à sa portée. ».
Comme cette définition vous va bien à tous les deux…
Tu lui manques, je crois.
Tu manqueras encore à beaucoup de monde, je suis sûr.
Ils ne leur restent simplement qu’à te rencontrer…