L'arbre, au sommet de la hiérarchie botanique, évoque l'immensité céleste, ses feuilles les étoiles et les constellations, et sa ramure le corps d'un être animé. Il est susceptible de recéler de nombreuses images symboliques et poétiques. Tendant sa ramure vers l'empyrée, il demeure l'expression d'une déité figée que l'on considère avec respect, sans doute parce que son existence dépasse la durée de la vie humaine.
Sydney H. AUFRERE
Du marais primordial de l'Égypte des origines au jardin médicinal.
Traditions magico-religieuses et survivances médiévales
dans ERUV I,
Orientalia Monspeliensia X,
Université Paul-Valéry, Montpellier III, 1999,
p. 15
Cette consubstantialité d'un végétal quel qu'il soit avec une divinité à laquelle l'exergue de l'égyptologue français Sydney H. Aufrère fait ce matin allusion, je vous l'ai déjà fait remarquer, amis visiteurs, depuis qu'ici, devant la vitrine 6, côté Seine, de cette salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre nous évoquons soit un légume, soit un fruit exposés sur l'étagère de gauche.
Acteurs à part entière de la vie religieuse, l'arbre, l'arbuste ou une arborescence telle que le palmier-dattier se devaient, je l'ai également souligné, d'être inévitablement associés au monde funéraire : ainsi, parce que les Égyptiens concédaient à la palme une notion de durée, les fouilleurs ont moult fois retrouvé l'une d'elles posée sur un sarcophage ; ou à même la poitrine d'une momie ; voire glissée parmi les offrandes ...
J'ajouterai en outre, sans toutefois entrer dans une digression sémantique de longue haleine, que son rachis, - comprenez : sa nervure médiane -, s'écrivait rnp (prononcez : rénep) et qu'à partir de ce radical dérivèrent des substantifs ayant peu ou prou une connotation relative à la jeunesse, au renouveau. Je ne prendrai comme seul exemple que le terme "rnpt" (année) que vous avez déjà rencontré gravé dans la formule "nefer rénepet" (bonne année) ornant les faces lenticulaires de ce qu'il est convenu d'appeler les gourdes de Nouvel An que s'offraient fréquemment les Égyptiens lors de l'arrivée de la crue bienfaitrice, un peu après la mi-juillet.
Si, comme je vous l'ai déjà expliqué, nombre de tombes de fonctionnaires royaux, à partir du Nouvel Empire, développèrent au sein de leur programme iconographique le thème du jardin dans lequel les palmiers ombraient souvent un bassin, d'autres, notamment sur des stèles de la Troisième Période Intermédiaire, lui offrirent l'opportunité de symboliser la nécropole thébaine.
Il fut également considéré comme l'arbre sacré de plusieurs cités du pays dont une, Bouto, située à l'ouest du Delta, capitale du sixième nome de Basse-Égypte, constituée de deux quartiers qui se font face, - Pê et Dep -, est connue dès la plus haute antiquité pour avoir été la place d'inhumation choisie par les plus anciens rois du pays.
Pour quelle raison, m'objecterez-vous peut-être, évoquer, hic et nunc, ce haut lieu de culte primitif ?
Dans la mémoire collective, cette localité fut en réalité synonyme de palmeraie. En effet, les représentations peintes ou gravées mises au jour montrent, suivant les époques, soit une rangée de palmiers-dattiers, soit seulement trois - ce chiffre constituant la notation du pluriel dans l'écriture égyptienne, je le rappelle au passage ! -, en alternance avec des chapelles, le tout proche d'un canal sinueux : ainsi, sur une tablette en ivoire du roi Djer, de la Ière dynastie, à la fin du IVème millénaire, retrouvée en Abydos et détenue par le Musée de Berlin ; mais aussi, à la XXVIème dynastie, quelque 2500 ans plus tard, au milieu du Ier siècle avant notre ère, ce relief sur un des pylônes du palais d'Apriès, à Memphis, levé par l'égyptologue anglais W.M. Flinders Petrie (1863-1942) et publié à la planche VI de The Palace of Apries (Memphis II), ouvrage librement téléchargeable sur le Net.
Raison pour laquelle je me suis autorisé à en prendre pour vous ce cliché.
Sur la droite, vous distinguez deux rangées de trois palmiers d'égale hauteur, plantés de part et d'autre du canal sinueux et encadrant chacun une chapelle typique de Basse-Égypte, censée abriter le Ka des défunts, leur force vitale. Et à l'extrême droite, trônant sur un perchoir, un héron, Djebaouty, Celui de Bouto, précisent les quelques hiéroglyphes qui le surmontent, plaçant la scène dans un contexte géographique bien défini.
Peu me chaut en définitive qu'elle représente, selon les uns un pèlerinage à Bouto, selon les autres des funérailles itinérantes susceptibles de s'y dérouler. Il convient aux égyptologues de trancher ce noeud gordien !
Peu me chaut également que l'historien grec Hérodote, au Vème siècle avant notre ère, associe cette palmeraie à un culte dédié à Apollon. Il convient aux prêtres de se prononcer entre le dieu grec et l'Horus égyptien !
Ce qui, en revanche, me semble bien plus important, amis visiteurs, c'est que vous compreniez l'intrication des différents symboles que la palmeraie de cette prestigieuse ville sainte véhicula.
Dès l'Ancien Empire, les Textes des Pyramides indiquaient déjà que les palmiers-dattiers subvenaient à l'alimentation des défunts. De ce corpus funéraire sourd également le crédit acquis par le voyage du mort vers l'Est, aidé qu'il était dans son ascension céleste par les "âmes de Pé", les "Dames de Pé".
Plus tard, essentiellement au Moyen Empire, les Textes des Sarcophages ajouteront une dimension cosmique nouvelle : c'est dans les dattiers qu'apparaîtrait l'oeil de Rê-Atoum, c'est des dattiers qu'il serait issu !
Enfin, dans les Livres pour sortir au jour du Nouvel Empire, si nous avons vu la semaine dernière grâce à la vignette 58 de celui d'Ani qu'ils s'abreuvaient, son épouse et lui, à un point d'eau au pied d'un palmier, il vous faut savoir que le texte se poursuivait en indiquant que la symbolique de l'arbre permettait de considérer que le couple bénéficierait également de pain, de bière, de lait et de viande.
Ce concept de renouveau, de nouvel an que j'évoquais tout à l'heure grâce aux gourdes remplies de la nouvelle eau du Nil, englobe en réalité tous les cycles, celui de la crue bien évidemment, mais aussi celui de la création, celui du soleil et celui de la régénération des trépassés.
Il ne fut donc pas anormal que, grâce à sa palmeraie, Bouto figurât le tertre primordial, d'où naîtrait la civilisation, d'où renaîtraient les rois morts, - et plus tard, tout défunt quel qu'il soit -, et où tous trouveraient de quoi survivre pour l'éternité puisque, - comme je vous l'ai déjà précédemment signalé en insistant sur la symbolique inhérente aux dattiers -, leur présence offrait l'assurance de bénéficier d'eau, de nourriture et d'air rafraichissant ...
Et il ne fut pas plus anormal que le texte du Papyrus Jumilhac magistralement étudié par l'égyptologue français Jacques Vandier mentionnât, à propos du palmier-dattier, qu'il fut une hypostase d'Isis.
Rappelez-vous, dans une intervention intitulée Les choses secrètes d'Abydos, je vous avais narré quelques détails du récit mythique d'Isis et Osiris et notamment comment, après sa recomposition effectuée par son épouse, le corps du dieu dépecé par son frère Seth avait "repris vie" au point de procréer, permettant ainsi à Isis de mettre au monde, dans des marais proches de Bouto, le petit Horus : c'est en effet sous l'aspect d'une oiselle battant des ailes au-dessus du phallus d'Osiris qu'elle avait pu lui rendre le souffle vital lui permettant d'être fécondée.
(Temple de Séthi Ier, en Abydos - © Tifet, que je remercie à nouveau de m'avoir offert ce cliché en décembre 2011, déjà.)
Concevez, amis visiteurs, que cette faculté que les croyances religieuses accordèrent à ce couple divin, elles le dispensèrent également au palmier, en tant qu'hypostase de la déesse.
De sorte que, mutatis mutandis, c'est grâce aux dattes, considérées, ainsi que je vous l'ai expliqué le 30 septembre dernier, comme étant les lymphes du dieu sacrifié par son frère, que s'effectuera la résurrection des morts, appelés à devenir chacun un nouvel Osiris.
Et voilà comment, au sein de la symbolique funéraire, les palmiers de Bouto, puis les palmiers-dattiers en général, furent associés à la régénération post-mortem de tout Égyptien qui était censé avoir effectué un voyage, - un pèlerinage, affirment certains égyptologues -, vers cette ville où aux temps les plus anciens, les premiers rois du pays se firent inhumer.
En offrant des dattes au dieu, en lui rendant ses humeurs, Isis, - puis plus tard les souverains dans certaines scènes d'oblation gravées sur les parois des temples -, lui rendaient son intégrité physique : ainsi reconstitué, le dieu pouvait-il permettre la décrue ; partant, la réapparition chaque année de la végétation ; partant, la régénérescence souhaitée par tout défunt.
BIBLIOGRAPHIE
BAUM Nathalie
Arbres et arbustes de l'Égypte ancienne. La liste de la tombe thébaine d'Inéni (n° 81), Louvain, Peeters, 1998, p. 102.
SERVAJEAN Frédéric
Enquête sur la palmeraie de Bouto (I). Les lymphes d'Osiris et la résurrection végétale, dans ERUV I, Orientalia Monspeliensia X, Université Paul-Valéry, Montpellier III, 1999, pp. 227-47.