[anthologie permanente] Nicolas Grégoire

Par Florence Trocmé

IV 
 
Fixer les crânes. On se voit fuir, cramponné à la table, avec l’échec encore de ne pouvoir dire, de n’être qu’à côté. Je, coupé, moi-même jeté hors. Je déborde, m’haine de me taire, d’être avec un silence vain auquel on me répond justement de partir  
avec 
 
 

la culpabilité d’être malgré soi 
   parmi ceux qui se taisent 
   ou n’ont pas voulu savoir 
 

on sait qu’on a lutté contre, qu’on lutte 
contre 
soi et 
la honte 
sa masse de vie 
usée pas 
épargnée 
 
 
on sait   on porte   on se tient 
 
./ 
 
Il faut toujours que la vie gagne. On repense à cette phrase en ne pouvant que la poser difficilement sur les collines. Il y a quelque chose de terrible de se dire qu’il faudrait pouvoir tenir comme l’herbe qui pousse entre les crânes. Être avec, pleinement.  
 
 

se tenir 
 

dire les noms des morts 
et ce qu’ils aiment 
tenir ce verbe au présent 
 
 
ils sont 
 
./ 
 
Mêler notes et vers pour tenter de dire. On sent qu’on n’ira pas loin mais 
dire encore 
face à  
 
corps 
 
   crânes   masse 
 
  jenoside (1) 
 
Les vies coupées 
vives 
 
./ 
 
Ne pas tomber dans l’usure de dire et en même temps ne pas laisser taire. Il y a la peur de sonner faux sachant l’étrangeté qu’est la mienne. Alors être avec malgré tout 
 
 
dans ce bruit d’eau des avoisinants 
et leurs jets de pierres 
de haine contre 
 
l’horreur nous mange aussi de l’intérieur dit Jacob dans Rwanda 94. Elle s’entretient en toute passivité. Il y a donc de quoi lutter contre soi dans 
 
 
masse d’être 
et haine 
définitivement lutter 
contre 
 
 
faire vivre 
 
 
Nicolas Grégoire, face à / morts d’être, éditions Centriguges, 2014, pp. 37 à 40.  
 
 
1. Génocide, jenoside en kinyarwanda. Mot nouveau puisqu’on a utilisé au départ itsembabwoko. Ce dernier vient du verbe gutsemba (massacrer) et ubwoko (ethnie pour les Belges mais initialement clan, ethnie est un mot qui n’existait pas en kinyarwanda). J’ai préféré donc utiliser le mot en kinyarwanda d’aujourd’hui. Violente évolution de la langue.  
 
Nicolas Grégoire dans Poezibao :  
bio-bibliographie, entretien avec Matthieu Gosztola, écrire avec le génocide, 1, 2, 3, ext. 1