Jean Tirole, président de l'Ecole d'Economie de Toulouse, a obtenu ce 13/10/2014 le prix Nobel d'économie
Une demandeuse d'emploi, à Nice en février 2013. REUTERS/Eric Gaillard.
L’économiste Jean Tirole analyse le fonctionnement pervers du marché du travail. Il explique le fait que le chômage est en France structurellement plus élevé que dans les pays comparables.
La déception des chiffres récents de l’emploi amène à vouloir fortifier la croissance, rien ne pourra s’améliorer sans elle. Assez haute, elle pourrait être suffisante pour rogner doucement les chiffres du chômage, et inverser enfin «la courbe». Mais les mauvaises performances de la France ne datent pas de 2007 et de la crise des subprimes, elles remontent à loin. La croissance retrouvée ne suffirait pas à redonner de l’élan à l’emploi en France. Jean Tirole, président de la Toulouse School of Economics, dresse dans un article intitulé «La théorie économique de la régulation des licenciements», paru dans la revue Commentaire (N°145 - Printemps 2014) un bilan sans concession sur le mauvais fonctionnement du marché du travail français dont il montre la logique perverse.
D’abord peu de gens travaillent. La France a un faible taux d’emploi des 15-64 ans, inférieur d’environ 10 points à ceux des pays du nord de l’Europe. Les jeunes trouvent la porte du travail fermée et les seniors sont poussés dehors. Pourtant le chômage est structurellement plus élevé que dans les pays comparables et depuis longtemps. Et encore, souligne Jean Tirole, les statistiques ne prennent-elles pas en compte le «chômage déguisé» des travailleurs découragés et des emplois financés par des aides publiques.
Relation conflictuelle
Mais ce n’est pas tout. Jean Tirole ajoute deux graves défauts. Les emplois sont en France de mauvaise qualité: 82% des emplois créés depuis 2012 sont à courte durée (CDD). Et ces contrats sont rarement transformés en CDI. L’entreprise est peu incitée à investir dans un capital humain instable.La conséquence est une relation au travail conflictuelle entre employeurs et employés, la France est 129ième pays sur 139 pour ses relations au travail comme le constatent Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg dans leur livre «La fabrique de la défiance». Et les salariés sont beaucoup plus anxieux sur l’avenir de leur travail en France malgré les protections dont les CDI sont entourés.
Pourquoi? Beaucoup de causes sont connues: les charges trop élevées sur le travail, l’inadéquation de la scolarité à la demande des entreprises, la mauvaise qualité de la formation professionnelle, le choix du Smic. Mais l’auteur nous donne un autre facteur: les mécanismes du marché du travail. La France se trouve au fond de la classe avec ses partenaires méditerranéens: l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce. Tous ces pays ont des statistiques calamiteuses de chômage, en particulier pour les jeunes.
L’explication est claire. Confrontés au chômage, les gouvernements latins successifs ont encouragés les CDD et les emplois aidés. Ces emplois coûtent «moins cher» à l’entreprise qui est découragée d’employer des salariés de meilleure qualité, plus stables, mais plus chers. Ces emplois précaires coûtent en revanche beaucoup à l’Etat qui ferait mieux de dépenser cet argent en abaissant les charges en général. Le système du CDD a créé une dualité du marché du travail entre les protégés à contrat indéterminé et les autres qui mettent de plus en plus de temps à trouver un boulot stable.
Double pousse au crime
En outre, les processus de licenciement longs et coûteux pour les CDI détournent les entreprises de ce type d’emploi, et les poussent soit à délocaliser, soit à créer des CDD. Les déclarations ministérielles sur les destructions de certaines usines ou entreprises et des licenciements collectifs ont un effet amplificateur de ces défauts. Ils pointent «des victimes identifiables», déclenchent l’empathie de l’opinion et forcent l’entreprise à payer son plan de licenciement.Mais ce mécanisme est un double pousse au crime. Car les entreprises qui licencient ne paient pas les longues indemnités que recevront les salariés mis dehors. Celles-ci seront payées par les autres entreprises, notamment par celles qui ne licencient pas. En résumé, les entreprises qui ne licencient pas paient pour celles qui licencient. «Le système français encourage les licenciements». Exactement le contraire de ce qu’il prétend faire.
De plus, la législation française sur les licenciements pénalise les secteurs qui ont une certaine stabilité et licencient peu. Il pousse aussi à la triche: maquiller des départs volontaires en licenciements ouvre droit à des allocations et renvoie sur l’Etat une partie du coût. Entreprises et salariés s’entendent sur le dos des contribuables.
Taxe sur les licenciements
Cette analyse montre bien la perversité du marché du travail et explique pourquoi le chômage reste si élevé. Elle dégage aussi la solution: faire payer le licencieur. Une taxe serait imposée sur chaque licenciement en échange de la réduction des cotisations chômage et d’un allègement des procédures de licenciement. Le bénéfice d’une telle réforme serait multiple. Elle ferait payer cher aux entreprises qui licencient plutôt qu’à celles qui ne licencient pas. Elle cesserait de confier «une mission impossible aux prud’hommes et aux tribunaux». Elle obligerait les entreprises à former leurs salariés.Réforme difficile: «Payer pour licencier» est un tabou en France, admet Jean Tirole. Cette réforme pourrait aussi -c’est un autre handicap- inciter les entreprises à faire partir les salariés en sureffectifs qu’elles conservent dans le système actuel. Mais l’auteur propose que la réforme ne s’applique qu’aux CDI créés après le vote de la loi et non aux existants. Autant de sujets de débats. Mais le projet d’une taxe sur les licenciements aurait l’avantage de s’attaquer à la racine du mauvais fonctionnement du marché du travail en France.
Eric Le Boucher
Cette chronique est également publiée par Emploi Parlons Net.
Eric Le Boucher