Eve a 37 ans, elle est biologiste mais souffre d'un problème entrave toute forme de relation sociale : elle ne supporte pas qu'on la touche. Le moindre contact sur sa peau, de la part d'une personne, s'entend, la moindre approche la plonge dans une panique totale. Difficile, dans ces conditions, de pouvoir construire une vie autre que solitaire et presque recluse.
Nous sommes à l'automne de l'année 1988 et, loin de sa famille, son père et sa soeur, plus encore de sa mère, qui est partie vivre ailleurs, quand elle était encore enfant, Eve avance dans l'existence sans véritable repère, sans véritable but non plus. Attention, cela ne veut pas dire qu'elle ne fait rien, non, mais elle le fait dans son coin, sans rien véritablement partager avec autrui, car elle en est incapable.
Alors, ce soir-là, elle décide d'aller au cinéma. Seule, comme il se doit. Un film, à cette époque, défraye la chronique, provoque l'ire de personnes qui pensent qu'on s'en prend à leur foi. Eve n'a cure de tout cela, mais elle voudrait se faire son avis propre sur ce film, réalisé par un maître du septième art et qui, par ce parfum de scandale, attire le public autant qu'il ferme de salles.
D'ailleurs, dans cette salle du quartier latin, il y a foule dans la file d'attente. Rapidement, la salle affiche complet et, déçue, sans plus, Eve doit se rabattre sur le film projeté dans la salle voisine, quasiment déserte. Une aubaine pour la jeune femme que la promiscuité dans une salle obscure pourrait mettre au bord du malaise.
Quelle est alors la surprise d'Eve lorsque quelqu'un choisit justement le siège juste à côté du sien, alors que tous, ou presque, sont inoccupés. Dérangée, bouleversée, Eve essaye de changer de place. C'est alors qu'une explosion a lieu, dont l'épicentre se trouve à l'endroit où était assise Eve. Elle ne doit la vie sauve qu'à la présence de cet inopportun voisin...
Mais, maintenant, autour d'elle, c'est la cohue. Chacun pour soi. On essaye de quitter les lieux enfumés, peut-être en feu, dans le plus grand désordre, au contact, un maelström humain qui a lancé le sauve-qui-peut. Eve est incapable de s'y mêler. Toucher ces gens, venir épaule contre épaule avec eux pour sortir de là, elle ne peut y arriver.
Alors, elle demeure dans la salle, dans cette atmosphère délétère. Asphyxiée, elle finit par s'évanouir. Sans l'intervention, à l'extérieur, d'un homme qui attire l'attention d'un pompier, elle aurait sans doute été victime de ce qui s'avère être un attentat. On a voulu empêcher de façon radicale, meurtrière, la projection du film honni...
Eve est sauvée in extremis, mais elle ne se réveille pas. Un coma qui va se prolonger. La seule période de sa vie, du moins du plus loin qu'elle pourrait s'en souvenir, où sa phobie du toucher disparaît. Paradoxalement, être inconsciente l'empêche de craindre tous les contacts de ceux qui l'aident, pompier, personnel médical, infirmières, qu'elle rejetterait en temps normal.
Pendant cette période, autour d'elle se rassemblent ses proches. Son père, Jean, sa soeur, Irène, et même sa mère, Simone, sont là. Même André, l'ami d'enfance, celui qu'on imaginait être son âme soeur, finalement éconduit pour cause de contact impossible. Malgré les différends, le temps qui a passé, les divergences, tous se retrouvent autour de ce lit où Eve tarde à revenir à la vie.
Comme des billes de mercure sur une surface place, tous convergent vers Eve et, profitant de son coma et de celui de sa peur irrationnelle, un ensemble longtemps dispersé se reforme. Mais, quand Eve se réveille enfin, même si elle semble heureuse de revoir tous les siens autour d'elle, rien ne s'est arrangé. Et surtout, au grand dam de ceux qui l'attendaient avec espoir, elle revient à elle avec une drôle de lubie en tête...
Dès qu'elle est capable de quitter l'hôpital, Eve est décidé à quitter Paris. Destination ? Berlin. De l'autre côté de ce mur qu'on dit de la honte. Elle, la fille de militant communiste, veut aller voir comment on vit dans ces Républiques dites Populaires. Quelle mouche a donc bien pu la piquer ? Elle même se sent bien incapable de le dire.
Elle ressent cette volonté impérieuse d'aller de l'autre côté du Rideau de Fer. Elle ne sait pas si elle y arrivera, mais les connaissances de son père devraient l'y aider. Ensuite, là-bas... A Dieu vat ! Euh, non, plutôt : advienne que pourra ! Que fera-t-elle là-bas ? Comment se débrouillera-t-elle ? Comment réagira-t-elle vis-à-vis des autres ? Elle n'en sait rien, mais il le faut...
Ah... J'entre en scène. On entre dans le coeur, le fond de ce roman. Voilà bien des jours, depuis que j'ai fini sa lecture, que je cherche par quel bout l'aborder, pour tout vous dire. Il y a un fatras dans mon coin de cerveau réservé à ce roman, qu'une chatte n'y retrouverait pas ses petits... Il y a du bouillonnement, ça fermente...
D'abord, dire que j'étais content de retrouver Gérald Tenenbaum après le magnifique "l'affinité des traces", que je ne que peux que conseiller, encore et toujours car, hélas, ce qui s'y déroule reste affreusement d'actualité... Ensuite, vous expliquer qu'on retrouve dans "Peau vive" les thèmes chers à l'auteur, je les évoquais dans mon introduction.
Le sillon de Gérald Tenenbaum, pour moi, c'est "d'ou viens-je, qui suis-je, où vais-je ?", mantra auquel correspond parfaitement Eve, ce nouveau personnage, féminin, encore et toujours, qu'il nous propose de suivre. Ah, si vous ne connaissez pas ce romancier et que vous aimez les beaux personnages féminins, lancez-vous, je pense que vous ne serez pas déçu, avec un livre comme "l'ordre des jours", également.
Et Eve ? Née dans une famille très tôt démantibulée. Un père, juif, militant communiste, et une mère, psy, qui n'ont pas du tout la même vision du monde. Quand la mère part, elle laisse ses deux filles à cet homme qui va faire de son mieux avec les modestes moyens dont il dispose. Entre Simone et le reste de sa "première" famille, ce n'est pas le silence radio, mais des contacts épisodiques...
Tout le sujet du roman est là : la famille. Marquée par le départ de sa mère quand elle était encore une petite fille, un moment particulier va sans doute, en tout cas je le vois comme ça, faire germer chez Eve cette étrange phobie sociale qui la hante quand on fait sa connaissance. Le moment en question ? Ah, ah, non, je ne vous le raconterai pas lisez le livre !
En revanche, on va s'y intéresser par la bande, si je puis dire. D'abord, parce qu'il est lié à cette judaïté qui habite, elle aussi, les romans de Gérald Tenenbaum. Ici, elle est assez diffuse. On ne pratique pas la religion, on n'est pas particulièrement pétri de cette culture, mais elle est là, invisible et pourtant intrinsèque.
Vous aurez noté que je n'ai pas cité le titre du film que voulait aller voir Eve au début du roman. Si vous êtes de ma génération, ou plus âgé, eh oui, désolé, vous avez sans doute reconnu les événements réels auxquels se retrouve mêlée Eve bien malgré elle. Pour les autres, on évoque un film de Martin Scorsese dont le personnage principal est juif et symbole bi-millénaire du divin. Une petite idée ?
Bref, là encore, la question de la judéité intervient, comme lors d'une autre conversation, très importante pour moi, dans ce livre, sur un autre film. Et là, pas d'indices, ce serait trop en dire. A mes yeux de lecteur, c'est ce flou entretenu par ses parents avec ces origines qui engendre le flou dans lequel évolue Eve, finalement. D'où vient-elle véritablement ?
Qui est-elle ? La question se pose, parce que Eve, consciemment ou non, a fait le vide autour d'elle, recroquevillée sur elle-même. Ce n'est pas un égocentrisme ou un narcissisme, c'est une peur, tenace, de l'autre. De l'abandon, dirais-je aussi. Paradoxalement, seule, on n'a plus peur de l'être. Oui, le raisonnement est un brin tordu, mais la phobie d'Eve l'est tout autant.
Et on en vient à la peau. Il y a quelques jours, j'écoutais une émission de radio où il était question de cet organe qui représente, si ma mémoire est bonne, 16% de notre poids total et se compose de 80% d'eau. Mais, ici, c'est son côté symbolique qui va nous intéresser : la peau est la barrière qui isole Eve de l'extérieur.
C'est son système d'alarme. Tout contact signifie qu'on veut l'atteindre et elle ne veut pas. J'ai eu l'impression que le regard d'Eve était lui aussi assez difficile à connecter. Plus que la question du toucher, c'est vraiment celle de la relation à l'autre qui se pose pour Eve. Les raisons ? On les découvre dans différents flash-backs, mais c'est un traumatisme complexe.
Et puis, il y a le "où vais-je ?". Berlin. Ok, mais encore ? Vers son destin... Bien, mais pourquoi son destin serait-il là-bas ? Le mur, eh oui, le mur, encore. Pas de peau, celui-là, non, de béton sinistre, couvert de barbelé qui écorche les peaux. Pas de frontière, pas de séparation plus marquée que celle-là, à cette époque.
Alors, quoi de plus logique que d'aller se chercher au-delà de cette représentation physique infranchissable ou presque, comme si elle traversait enfin cette peau devenue armure, douve, herse, muraille inexpugnable ? Son inconscient lui a dicté ce choix. Elle ne fait que le suivre, pas aveuglément, malgré les risques, non, avec confiance, même s'il y a ce flou, toujours ce flou...
Enfin, il y a la notion de famille. Je l'ai beaucoup évoquée jusqu'ici, sans la relier, comme je l'ai fait avec le titre de ce billet, à la peau. Je précise que cette phrase est tirée du livre et que je l'ai même honteusement tronquée... Je ne voulais garder que cette affirmation, sans la restriction qui l'accompagne dans le livre.
Oui, la famille, c'est la peau. Or, Eve n'a finalement ni l'une, ni l'autre. Non, ce n'est pas vrai, sa famille est éparpillée, désunie, sa peau est un rempart dont on ne s'approche pas, comme si, des mâchicoulis allait s'écouler de la poix brûlante ou des meurtrières allaient jaillir des flèches. Mais chez Eve, ni l'une, ni l'autre ne remplit sa véritable fonction.
Sans contact, pas de famille possible. Eve, par sa peur profonde de tout contact, s'exclut d'office de toute famille. Ses ascendants ne peuvent l'embrasser, l'enlacer et un amant ne peut la caresser, l'aimer. Isolée, une île déserte. Voilà ce qu'est Eve. Et elle le restera tant qu'elle n'abolira pas la fonction ultra-défensive de sa peau.
Je me rends compte que je disserte, en long, en large, en travers, que j'ouvre des pistes, des portes sans apporter de réponses. Elles sont dans le roman, de l'autre côté du mur, le vrai. Elle sont au bout de cet étrange voyage initiatique dans un pays fermé sur lui-même où tout contact est dangereux car susceptible d'entraîner dénonciation et condamnation... Là-bas, c'est le corps social qui est opprimé et coupé du reste du monde par cette peau de béton dont on l'a doté.
Je digresse et je vais m'arrêter là juste après avoir évoqué un dernier personnage. Si tant est que ce soit bien le même... Cet inconnu que l'on croise à chaque moment-clé de la vie d'Eve. Il est là, toujours là. Bénéfique ou maléfique ? Que dire ? Le reconnaît-elle ? Pense-t-elle comme moi que c'est le même homme ?
Je n'en sais rien, à vrai dire. Là encore, c'est ma vision des choses. Comme j'ai un nom à mettre sur lui. Destin, providence, ou encore... Non, je ne l'ai pas dit plus haut, je ne le dirai pas ici non plus, allez voir par vous-mêmes. L'hommage littéraire et légendaire de Gérald Tenenbaum nous ramène à tout ce qui a été dit jusqu'ici dans ce billet, en tout cas, je l'espère.
Voilà, j'ai survolé ce roman, poétique, nostalgique, métaphorique, riche et profond, dont l'histoire, lue telle quelle peut décontenancer. Et pourtant, il faut faire l'effort, oh, le grand et vilain mot, d'aller au-delà de la superficie du texte, franchir l'épiderme et le derme du roman pour atteindre sa chair, son essence. Je vous encourage à percer cette peau protectrice, cette gangue, pour mieux apprécier ce qu'elles protègent.