Les premières images du Paradis d’Alain Cavalier se focalisent sur la venue au monde d’un paonneau. Dans une lumière « divine », le cinéaste observe les mouvements hésitants de cet être qui directement devient le symbole même de la vie et de son renouveau. Mais, la réalité rattrape soudainement aussi bien le paonneau et que le cinéaste : il est retrouvé mort. La caméra de Cavalier, ou plutôt son regard tant les deux sont imbriqués, laisse transparaître une tristesse face à la mort si prématurée de cet être innocent. Cependant, elle est nécessaire pour permettre au cinéaste de développer sa pensée filmique car pour qu’il y ait paradis, il doit y avoir mort. Elle en est malheureusement la seule porte d’entrée. Face au vide sentimental et visuel que laisse le paonneau, Cavalier entreprend un travail de mémoire qui s’illustre dans le réel par une pierre qui sera progressivement sublimée par 3 clous doré. Il n’est plus alors qu’un simple cinéaste qui capte le réel, mais il est un faiseur de réel. Par cette simple volonté de mémoire, la conception même de Paradis se modifie. On assiste à un glissement : le paradis n’est plus ce lieu spirituel, mais c’est le paysage mental que Cavalier nous présente.
Un paysage mental qui a été façonné aussi bien par la religion que par la mythologie. Le Paradis est à l’image des sociétés judéo-chrétiennes, fondées sur des récits communs (Bible, mythologies grecques ou romaines) assimilées par la majorité de ses individus, chargé de mysticisme. Une imbrication qui relève plus de l’inconscient comme le montre la liste vertigineuse d’expressions bibliques et mythologiques qu’échange dans une joute verbale le cinéaste et une jeune étudiante. Ces citations sont maintenant profondément inscrites dans un langage commun qui a un pouvoir coercitif plus important que les croyances qu’elles sont censées porter. Le Paradis s’appuie sur les symboles engendrés par ces récits pour dessiner un paradis culturel dans lequel Alain Cavalier trouve un terreau propice à une transfiguration du réel. Il donne corps (et esprit) à l’inanimé qui l’entoure par symbolisme, comme avec cet arbre noueux qui (sup)porte l’histoire d’Adam et Eve, ou par des associations mentales comme la savoureuse métamorphose d’Ulysse en robot rouge.
Véritable célébration de l’imagination, Le Paradis est parcouru par une double utilisation des objets. Ils ont d’abord un rôle passif de support de l’imaginaire du cinéaste. Cavalier se place ainsi comme l’extension des enfants, véritable puits d’imaginaire, qui crée des histoires avec les objets qui sont autour d’eux : des rouleaux vides d’essuie-tout deviennent les acteurs d’un triangle amoureux pour un petit garçon. Le cinéaste poursuit cette capacité d’adaptation de l’imaginaire au réel avec une poésie symboliste supplémentaire comme dans ce Jésus transformé en une boule monolithique reflétant le monde entraperçu par le biais d’une fenêtre. L’aura des objets se recoupe à celle des protagonistes qu’il personnifie. Pas besoin qu’il exprime des émotions avec leur visage, tout réside dans un habile jeu de mouvement soutenu par la voix grave et envoûtante de Cavalier.
Néanmoins, ces objets ne sont pas uniquement des acteurs passifs filmés à hauteur d’homme. Ils ne supportent pas une histoire seulement lorsqu’ils sont animés par des humains. Ces derniers n’ont d’ailleurs qu’une place secondaire dans le Paradis accumulatif de Cavalier où ils ne peuvent trouver une existence que par le détail d’une main ou d’un visage tant leur gigantisme face aux objets les contraint dans le cadre du cinéaste. Les objets ont un rôle actif dans le sens qu’ils sont les porteurs de souvenirs qu’ils enclenchent par leur simple présence. Alain Cavalier laisse parler deux adolescents face caméra de leurs souvenirs. Il est intéressant alors de noter que chacun symbolise son souvenir par une couleur, le bleu, pour le garçon sauvé de la noyade ou par un objet, un ours en peluche, pour la fille adoptée qui revoit son père biologique. Le deuxième cas est intéressant car l’objet devient, par extension, une réalité concrète. Dans le paysage mental de cette jeune femme, l’ours en peluche est la représentation palpable de cette rencontre avec son père biologique. Les objets permettent une matérialisation d’une temporalité précise.
Aussi bien poète de l’objet, faiseur d’image, que maître de l’imaginaire, Alain Cavalier est le Dieu de son propre cinéma. Il est le créateur d’un univers symboliste riche et fascinant. Le Paradis se trouve sur terre et la porte d’entrée ne se trouve finalement que dans l’esprit humain si foisonnant d’idées.
Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent