Antonio Gramsci, "J'ai été un journaliste absolument libre

Par Alaindependant

Pour le philosophe italien, les journaux bourgeois « présentent les faits, même les plus simples, de manière à ce qu’ils favorisent la classe bourgeoise et la politique bourgeoise au détriment de la politique et de la classe ouvrières ». Il prit comme exemple la couverture tendancieuse des grèves : « Pour la presse bourgeoise, les travailleurs sont toujours dans l’erreur. Y a-t-il une manifestation ? Les manifestants, simplement parce que ce sont des travailleurs, sont alors toujours présentés comme des émeutiers, des intransigeants, des délinquants ».

Ainsi, la conviction qu’il existe des conflits idéologiques irrémédiables entre la classe travailleuse et la presse bourgeoise justifie l’attitude politique que Gramsci défendait comme étant la plus cohérente : boycotter les journaux liés aux élites. Il justifia cette position dans ces termes : « Tout ce qui est publié [dans la presse bourgeoise] est constamment influencé par une idée : servir la classe dominante, ce qui se traduit par un fait : combattre la classe ouvrière (...). Ne parlons même pas de toutes les questions que les journaux bourgeoise censurent, travestissent ou falsifient pour pouvoir tromper, faire illusion et maintenir dans l’ignorance le peuple travailleur » (8).

Un journaliste pourrait donc être libre, c'est-à-dire refuser de servir la classe dominante ?

Michel Peyret

Antonio Gramsci et le journalisme

Dênis de Moraes, 26 septembre 2014

Mon objectif avec cet article est de contribuer à faire mieux connaître la trajectoire et les écrits journalistiques du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), depuis ses années d’initiation à Turin jusqu’à la fondation de ‘L’Unità’, journal officiel du Parti Communiste d’Italie (PCI), dont il fut le rédacteur en chef.

Ses activités de journaliste sont, la majeure partie du temps, liées à son militantisme comme intellectuel, activiste révolutionnaire et dirigeant communiste. Elles ne s’interrompirent que le 8 novembre 1926, lorsqu’il fut arrêté par la dictature fasciste sur base des lois d’exception décrétées par Benito Mussolini, après la révocation de son immunité parlementaire en tant que député élu pour le PCI le 6 avril 1924.

Même dans les terribles conditions de la prison, Gramsci trouva la force de rédiger des notes théoriques sur la presse, le journalisme et les journalistes. Ses textes offrent des contributions significatives à la réflexion critique sur l’éthique professionnelle et la nécessité d’une diversité informative et d’une pluralité de points de vue dans les informations et les espaces d’opinion.

Antonio Gramsci pratiqua le journalisme a des étapes importantes de sa vie courte mais intense. De 1910, lorsqu’il publia son premier texte dans ‘L’Unione Sarda’ jusqu’à son arrestation par le fascisme en 1926, il écrivit 1.700 articles. Ils équivalent à plus du double des pages rassemblées dans les ‘Cahiers de prison’, rédigés entre 1929 et 1935. « En dix ans de journalisme, j’ai écrit suffisamment de lignes pour remplir quinze ou vingt volumes de quatre cents pages », souligna-t-il dans une lettre à sa belle-sœur Tatiana Schucht, rédigée dans le Pénitencier de Túri le 7 de septembre 1931 (1).

C’est à partir de 1915, à Turin, que Gramsci se consacra au journalisme, après avoir abandonné ses études de littérature - il garda pourtant toujours une fascination pour les études littéraires. Déjà adepte du marxisme, il collabora aux journaux ‘Il Grido del Popolo‘ et ‘Avanti !’, liés au Parti Socialiste Italien. En 1917, il dirigea l’unique numéro de la revue ‘La Cittá Futura’, qui stimulait les débats sur l’actualité nationale et le socialisme et dans laquelle il publia des textes de Gaetano Salvemini et Benedetto Croce, intellectuels dont les idées devaient, à ses yeux, être mieux connues et discutées. En 1919, au côté de Palmiro Togliatti, Umberto Terracini et Angelo Tasca, Gramsci fonda l’hebdomadaire ‘L’Ordine Nuovo’ (« Revue hebdomadaire de culture socialiste »).

« Dire la vérité est révolutionnaire »

Avec Gramsci comme éditeur en chef, ‘L’Ordine Nuovo’ parut du 1er mai 1919 au 24 décembre 1920. Le 1er janvier 1921, le journal devint un quotidien avec la devise « Dire la vérité est révolutionnaire ». Vingt jours plus tard, ce journal devint le porte-parole officiel du jeune Parti Communiste Italien (PCI), dont Gramsci fut le rédacteur en chef et l’éditorialiste jusqu’en 1924, lorsque ‘L’Ordine Nuovo’ fut remplacé par ‘L’Unità’ (« Journal des ouvriers et des paysans »).

Ses articles, signés de son nom, avec des initiales ou d’autres indications d’auteur, parurent dans ces publications avec comme fil rouge l’engagement envers les luttes sociales et pour la rénovation politico-partidaire et culturelle. Il résuma l’esprit qui le stimulait dans son journalisme dans une lettre à Tatiana Schucht du 12 octobre 1931 : « Je n’ai jamais été un journaliste de profession qui vend sa plume au meilleur offrant et doit continuellement mentir parce que le mensonge fait partie de ses qualifications. J’ai été un journaliste absolument libre, toujours d’une seule opinion, et je n’ai jamais eu à cacher mes convictions profondes pour faire plaisir aux patrons » (2).

Le journaliste Gramsci ne recula jamais devant les controverses partisanes et théoriques : il défendit des positions éthiques et politiques, proposa des stratégies, des alliances et des tactiques d’action pour la lutte de classes. Il fit du journalisme le principal moyen pour l’exercice de la critique, qu’il associa, dans un article publié dans ‘Il Grido del Popolo’ en 1916, aux esprits insoumis qui rejettent l’aliénation et le conformisme et sont guidés par leur engagement en faveur de la liberté et de l’humanisation de la vie.

Evolution intellectuelle

Une grande partie de la production journalistique de Gramsci refléta son évolution intellectuelle et politique au milieu de« dramatiques événements historiques (le premier conflit mondial, la révolution et l’éclosion de la première étape de la guerre froide contre la Russie soviétique, le processus de radicalisation idéologique et politique du mouvement ouvrier en Occident, le réveil des peuples coloniaux et les persistantes ambitions impérialistes des grandes puissances, l’avènement du fascisme), où il radicalise la critique du libéralisme et approfondit, à tous les niveaux, le passage au communisme » (3).

Gramsci traita de questions politiques, de thématiques culturelles et de problèmes philosophiques, dont certains furent abordés de manière plus approfondie dans les ‘Cahiers de prison’, bien qu’il ne disposait pas des conditions d’étude adéquates. Cette variété thématique dépassait donc les limites de la politique pour inclure notamment des événements du quotidien, des personnalités publiques, l’économie, la religion, la pédagogie, les arts, la littérature, l’esthétique, la presse, la morale, etc.

Son style combatif, consacré à traduire un monde en constante ébullition à partir de sa fenêtre d’observation de Turin, firent de Gramsci, selon son meilleur biographe, Giuseppe Fiori, « la révélation de ce nouveau journalisme socialiste et, dans les années de guerre, le protagoniste presque exclusif (de celui-ci) ».

« Tous les écrits de Gramsci, de ses brefs essais théoriques à ses chroniques théâtrales, mettaient en évidence un style nouveau marqué par l’abandon de l’emphase de harangueur des Rabezzana et des Barbieris au profit du raisonnement ; par une langue surveillée, avec des tournures d’une pureté classique, bien éloignée de la langue débraillée des « anciens », par une cohérence unissant tous ses écrits avec tant de force que, en dépit de la diversité extrême des sujets, tous ses articles lui servaient en réalité de simples prétextes à développer le même discours jamais interrompu, par une originalité et un sens du concret dans les propositions qu’il avançait, et qui relevaient toujours sa conviction que la théorie qui ne peut se traduire dans les faits n’est qu’abstraction inutile et que les actions qui ne sont pas issues de la théorie ne sont qu’impulsions stériles » (4)

Les principaux axes de son œuvre journalistique peuvent être regroupés en trois étapes (5).

Dans la première phase (1916-1918), Gramsci critiqua les tendances réformistes et positivistes au sein du Parti Socialiste Italien, en mettant en avant la participation active des travailleurs dans les luttes pour le socialisme, à partir d’une formation politique qui favorise leur engagement conscient et aide la classe ouvrière à surmonter une vision économico-corporatiste.

Dans la seconde étape (1919-1920), Gramsci insista sur le fait qu’il ne fallait pas réduire le processus révolutionnaire à ses dimensions économiques et politiques, ni aux tentations insurrectionnelles qui ne correspondaient pas, selon son point de vue, à l’analyse de la réalité objective. Il souligna la nécessité d’élargir la dimension culturelle de la lutte de classes à travers des instruments de diffusion et d’action pédagogiques capables de dénoncer les structures excluantes de la société capitaliste, d’élever la conscience des travailleurs et d’exiger la transformation radicale des rapports sociaux de production.

Dans la troisième étape (1921-1926), en tant que dirigeant du PCI, Gramsci évalua les obstacles découlant de la montée du fascisme. Il se convainquit que les contradictions du capitalisme ne déboucheraient pas inexorablement sur le socialisme, ce qui obligeait les forces populaires et socialistes à élaborer de nouvelles stratégies de lutte tenant compte de la complexité des pays développés. Il souligna le poids énorme du facteur culturel dans une société civile plus dense, peuplée d’organisations complexes, sur laquelle influent de multiples perspectives intellectuelles, sans compter la très problématique interférence des médias dans la formation de l’opinion publique (6).

Subordination au pouvoir et contrôle de l’information et de l’opinion

Dans ses écrits avant son emprisonnement, Gramsci critiqua la subordination des principaux journaux au pouvoir, ainsi que les méthodes verticalistes de contrôle de l’information et de l’opinion. Le 26 avril 1922, il écrivit sans complaisance : « Les journaux du capitalisme font vibrer toutes les cordes des sentiments petit-bourgeois ; et ce sont ces journaux qui assurent à l’existence du capitalisme le consensus et la force physique des petit-bourgeois et des imbéciles » (7).

Pour le philosophe italien, les journaux bourgeois « présentent les faits, même les plus simples, de manière à ce qu’ils favorisent la classe bourgeoise et la politique bourgeoise au détriment de la politique et de la classe ouvrières ». Il prit comme exemple la couverture tendancieuse des grèves : « Pour la presse bourgeoise, les travailleurs sont toujours dans l’erreur. Y a-t-il une manifestation ? Les manifestants, simplement parce que ce sont des travailleurs, sont alors toujours présentés comme des émeutiers, des intransigeants, des délinquants ».

Ainsi, la conviction qu’il existe des conflits idéologiques irrémédiables entre la classe travailleuse et la presse bourgeoise justifie l’attitude politique que Gramsci défendait comme étant la plus cohérente : boycotter les journaux liés aux élites. Il justifia cette position dans ces termes : « Tout ce qui est publié [dans la presse bourgeoise] est constamment influencé par une idée : servir la classe dominante, ce qui se traduit par un fait : combattre la classe ouvrière (...). Ne parlons même pas de toutes les questions que les journaux bourgeoise censurent, travestissent ou falsifient pour pouvoir tromper, faire illusion et maintenir dans l’ignorance le peuple travailleur » (8).

Pensée et action

L’Ordine Nuovo’ représenta pour Gramsci l’expérience la plus authentique d’« union entre la pensée et l’action ». Entre 1919 et 1920 (celles qu’on appelle « les deux années rouges » en Italie, marquées par de nombreuses mobilisations ouvrières), le journal assuma de manière déterminée la défense des commissions, ou conseils d’usines, autrement dit les cellules d’autogestion prolétarienne conçues comme des institutions similaires aux soviets créés par la Révolution russe de 1917.

Les pages de ‘L’Ordine Nuovo’ participèrent à la mobilisation autour des commissions d’usines, noyaux organisationnels de la lutte ouvrière, dans le cadre d’une stratégie adaptée aux circonstances de la société italienne. Le point de départ fut l’article de Gramsci, « Démocratie ouvrière », publié en juin 1919 et dans lequel il soutenait que : « L’usine avec ses commissions internes (comités d’entreprise, NdT), les cercles socialistes, les communautés paysannes, sont des centres de vie prolétarienne sur lesquels il est indispensable d’agir directement. Les commissions internes sont des organismes de démocratie ouvrière qu’il faut absolument libérer des limitations imposées par les chefs d’entreprise, et auxquelles il faut infuser une énergie et une vie nouvelle. Aujourd’hui, les commissions internes limitent le pouvoir du capitaliste à l’intérieur de l’usine et remplissent des fonctions d’arbitrage et de discipline. Développées et enrichies, elles devront être demain les organismes du pouvoir prolétarien, qui devront se substituer au capitaliste dans toutes ses fonctions utiles de direction et d’administration. »

L’objectif de ‘L’Ordine Nuovo’ était d’atteindre, surtout, les étudiants, les intellectuels et les ouvriers, les usines, les organisations syndicales et les mobilisations publiques, dans le but de diffuser les revendications, de renforcer l’organisation des travailleurs et d’élever leur conscience sur leur propre condition sociale et les fonctions qu’ils remplissent dans le processus productif et dans l’ensemble de la société.

« A partir de ce moment, l’idée d’une nouvelle structuration de pouvoir qui parte de la cellule qu’est la commission interne de l’usine elle-même, et qui soit élargie par les masses ouvrières sans cesse plus conscientes de leur propre rôle, tel devint le but de ‘L’Ordine Nuovo’ (...). La revue commença ainsi à agir dans un domaine très différent du terrain habituel des autres revues que nous avons déjà mentionnées. Elle a agi au plus près des ouvriers, bien plus que ’Critica Sociale’, jusqu’alors la revue du Parti Socialiste. Et les ouvriers italiens, pour la première fois dans l’histoire, trouvèrent parmi les socialistes de ‘L’’Ordine Nuovo’ la détermination de concrétiser, de mettre en pratique ce qu’on affirmait théoriquement depuis longtemps » (9).

La révolution socialiste comme possibilité concrète

Stimulés par la vague de protestations et de révoltes en Russie, en Allemagne, en Hongrie et en Italie elle-même, Gramsci et les journalistes de ‘L’Ordine Nuovo’ étaient convaincus que la révolution socialiste était une possibilité concrète. Leurs textes combattaient les arguments de la droite en marche vers le fascisme (qui accusait les commissions d’usines de mettre en œuvre « un syndicalisme révolutionnaire, subversif et hors la loi ») et polémiquaient avec les courants de gauche qui divergeaient de leurs conceptions stratégiques et de leurs méthodes d’action.

Cette bataille des idées menée depuis la tranchée journalistique a apporté à Gramsci la certitude que leur publication serait, désormais, indispensable pour la lutte révolutionnaire. Même après le reflux des conseils d’usines en 1920, le journal publia des autocritiques sur les erreurs et les illusions autour du mouvement, comme par exemple la croyance qu’il pouvait s’étendre, à partir de l’impulsion initiale de Turin et du Piémont, dans tout le pays, ce qui ne s’est finalement pas vérifié. Dans le bilan de cette expérience, Gramsci a souligné la syntonie morale, spirituelle et politique de ‘L’Ordine Nuovo’ avec les causes populaires :

« Les articles de ‘L’Ordine Nuovo’ n’étaient pas de froides architectures intellectuelles, ils jaillissaient au contraire de nos discussions avec les meilleurs ouvriers, ils développaient des sentiments et des passions réelles de la classe ouvrière de Turin, qui avaient été expérimentés et provoqués par nous. Et cela parce que les articles de ‘L’Ordine Nuovo’ étaient presque comme ’une prise de conscience’ des événements réels, des moments d’un processus de libération et d’expression de la classe ouvrière » (10).

L’Unità’, journal de la gauche ouvrière

Quant à ‘L’Unità’, Gramsci l’a présenté comme « un journal de gauche, de la gauche ouvrière, qui est resté fidèle au programme et à la tactique de la lutte de classes, un journal qui publia les actes et les discussions du parti, mais aussi, dans la mesure du possible, des manifestations des anarchistes, des républicains, des syndicalistes ». Et d’ajouter : « Il importe d’assurer à notre parti (...) une tribune légale qui lui permette d’atteindre, de manière continue et systématique, les larges masses ».

La même année où apparut ‘L’Unità’, Gramsci lança une revue trimestrielle d’études marxistes et de culture politique intitulée ‘Critica Proleteria’, ainsi qu’une revue théorique bimensuelle reprenant le titre de ‘L’Ordine Nuovo’. Son propos était de diffuser ainsi les concepts du PCI et « d’éduquer et éclairer l’avant-garde ouvrière », une avant-garde qui devait se montrait capable de construire, dans une vaste lutte anticapitaliste, l’Etat des conseils ouvriers et paysans et de jeter ainsi les bases pour la naissance et la consolidation de la société socialiste.

S’inspirant des thèses de Karl Marx et de Vladimir I. Lénine sur la presse communiste en tant qu’instrument d’agitation, de propagande, de clarification, d’éducation et de formation de la conscience, Gramsci analysa le lien organique entre la presse et l’activisme politique.

En premier lieu, le journal devait aborder les questions relatives à la classe ouvrière italienne et mondiale, le rôle historique du Parti communiste dans la direction du mouvement révolutionnaire et les relations entre le parti et les syndicats.

En second lieu, le journal ne pourrait atteindre ses buts que s’il parvenait à « insuffler dans les masses ouvrière l’idée qu’un journal communiste est la chair et le sang de la classe ouvrière et qu’il ne peut vivre, lutter et se développer sans l’appui de l’avant-garde révolutionnaire, autrement dit, de cette partie de la population ouvrière qui ne se trouble pas face à un quelconque échec, qui ne se démoralise pas face à la moindre trahison et qui ne perd pas confiance en elle et dans le destin de sa classe même si tout paraît sombrer dans le chaos le plus sombre et cruel » (11).

Ainsi, Gramsci caractérisait le journal de parti comme l’interprète et le moyen de diffusion des revendications populaires en lui attribuant la tâche de conscientiser les masses sur l’exigence incontournable de renverser le capitalisme qui promeut l’exploitation de l’homme par l’homme.

Idéologie et rentabilité

Dans les ‘Cahiers de prison’, Gramsci reprit le fil de ses analyses sur la presse. Selon lui, la fonction des journaux transcende la sphère politico-idéologique et inclut les déterminations économiques et financières des entreprises de presse qui cherchent à attirer le plus grand nombre possible de lecteurs afin d’accroître leur rentabilité et leur influence. Il insista sur le fait que la presse bourgeoise s’oriente vers ce qui peut plaire au goût populaire (et non au goût cultivé ou raffiné) dans le but de conquérir « une clientèle continue et permanente » (12). Et il ajouta que, pour autant que les lignes directrices éditoriales aient leur propre logique de définition et d’application, c’est le facteur idéologique qui stimule et favorise les identifications entre les lecteurs let journaux.

Les composants socio-économiques et idéologiques sont à la base de ce que le philosophe italien appella le « journalisme intégral », c’est-à-dire « le journalisme qui ne veut pas seulement satisfaire tous les besoins (d’une certaine catégorie) de son public, mais qui prétend également créer et développer ces besoins et, en conséquence, dans un certain sens, générer son public et augmenter progressivement son aire [d’influence] » (13).

En s’arrêtant sur la presse italienne des premières décennies du 20e siècle, Gramsci affirma qu’elle est « la partie la plus dynamique » de la superstructure idéologique et la caractérisa comme « l’organisation matérielle dédiée à maintenir, défendre et développer le ’front’ théorique et idéologique » (14), autrement dit, un pilier idéologique du bloc hégémonique. Dans la vision gramscienne, en tant qu’appareils privés (c’est-à-dire des organismes relativement autonomes par rapport à l’Etat au sens strict) de l’hégémonie, la presse élabore, divulgue et unifie des conceptions du monde. Autrement dit, elle remplit la fonction de diffusion de contenus qui offrent des orientations générales pour la compréhension des faits sociaux, à partir d’optiques en syntonie avec une couche sociale plus ou moins homogène et prépondérante.

Dans cette perspective, Gramsci caractérisa les journaux comme étant de véritables partis politiques dans la mesure où ils interfèrent, avec des approches spécifiques, sur les modes de sélection et d’interprétation des événements : « Les journaux italiens sont mieux édités que les français : ils remplissent deux fonctions, d’information et de direction politique générale ; d’influence culturelle, littéraire, artistique, scientifique (...). En France (...) ils ont une apparence d’impartialité (Action Française – Temps – Débats). En Italie, faute de partis organisés et centralisés, les journaux sont indispensables : ce sont eux qui constituent les véritables partis » (15).

Avant et durant ses années de prison extrêmement pénibles et sombres, Antonio Gramsci a démontré avoir une compréhension exacte du rôle clé de la presse en tant qu’appareil privé de l’hégémonie sous l’influence de classes, d’institutions et d’élites dominantes. Les médias cherchent à intervenir sur les plans idéologico-culturel et politique avec l’objectif de disséminer des informations et des idées qui contribuent à la formation et à la consolidation du consensus autour de conceptions du monde déterminées. La majeure partie d’entre eux agissent pour renforcer ce que José Paulo Netto a défini comme « l’ordre social commandé par le capital » (16).

Dans ce sens, comme le soulignait Gramsci, il est fondamental d’occuper et de créer des espaces d’informations alternatifs et contre-hégémoniques qui stimulent la diversité et le pluralisme, en permettant que d’autres voix sociales s’expriment de manière autonome et permanente.

Dênis de Moraes est docteur en Communication et Culture de l’Université Fédérale de Río de Janeiro et professeur et chercheur du Département d’Etudes Culturelles et des Médias de l’Université Fédérale Fluminense au Brésil.

Notes :

(1) Carlos Nelson Coutinho, volume 1 (1910-1920) des Escritos políticos de Antonio Gramsci, Río de Janeiro : Civilização Brasileira, 2004.
(2) Antonio Gramsci. Cartas do cárcere (vol. 2 : 1931-1937). Org. de Luiz Sérgio Henriques. Río de Janeiro : Civilização Brasileira, 2005, p. 103.
(3) Domenico Losurdo, “Os primórdios de Gramsci : entre o Risorgimento e a I Guerra Mundial”, Cadernos Cedes, Campinas, vol. 26, nº 70, septembre-décembre 2006, p. 17.
(4)Giuseppe Fiori. Vida de Antonio Gramsci. Buenos Aires : Peón Negro, 2009, p. 132.
(5) Thiago Chagas Oliveira et Sandra Cordeiro Felismino. “Formação política e consciência de classe no jovem Gramsci (1916-1920)”. Annales du VIe Séminaire du Travail : « Trabajo, Economía y Educación el Siglo XXI », Unesp, Marília, 2008, p. 1-5.
(6) Daniel Campione. Para leer a Gramsci. Buenos Aires : Ediciones del Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, 2007, p. 20.
(7) Antonio Gramsci. Escritos políticos (vol. 2 : 1921-1926). Org. de Carlos Nelson Coutinho. Río de Janeiro : Civilização Brasileira, 2004, p. 116-117.
(8) Antonio Gramsci, “Los periódicos y los obreros”. Marxists Internet Archive, disponible dans 
http://marxists.org 
(9) Maria Teresa Arrigoni, “Gramsci : universidade, jornalismo e política”, Perspectiva, Florianópolis, vol. 5, nº 10, janvier-juin 1988, p. 74-75 .
(10) Antonio Gramsci. Escritos políticos (vol. 1 : 1910-1920). Org. de Carlos Nelson Coutinho. Río de Janeiro : Civilização Brasileira, 2004, p. 404.
(11) Antonio Gramsci. Escritos políticos, ob. cit., vol. 1, p. 431-432. Antonio Gramsci. Cadernos do cárcere, (vol. 2 : Os intelectuais. O princípio educativo. Jornalismo). Org. de Carlos Nelson Coutinho, Marco Aurélio Nogueira y Luiz Sérgio Henriques. Río de Janeiro : Civilização Brasileira, 2000, vol. 2, p. 218.
(12) Antonio Gramsci. Cadernos do cárcere, ob. cit., vol. 2, p. 197.
(13) Antonio Gramsci. Cadernos do cárcere, ob. cit., vol 2, p. 78.
(14) Antonio Gramsci. Cadernos do cárcere, ob. cit., vol. 2, p. 218 .
(15) José Paulo Netto. O leitor de Marx. Río de Janeiro : Civilização Brasileira, 2012, p. 7.

Source : http://www.revistapueblos.org/?p=17234 
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera