‘Avec la photographie, j’aime créer de la fiction à partir de la réalité ; j’essaie de faire cela en utilisant les préjugés innés de cette société tout en les déformant…’
Martin Parr
Questionner le travail de Martin Parr, photographe britannique né en 1952, revient à poser la question du véritable statut de l’artiste dans la photographie contemporaine, de son engagement et de la nature de ces images curieuses à plus d’un titre. Doit-on voir en lui le photojournaliste, le reporter, l’humoriste ou encore l’artiste ? Faut-il être tout à la fois, comme le suggère le photographe James Hill ?
Parr devient en 1994 membre de Magnum Photos, mais il est déjà photographe professionnel depuis plusieurs années. Il participe à des expositions à Paris, Madrid et Hambourg. Primé en 2006- Erich Salomon Prize- et en 2008 – Prix PhotoEspaña Baume & Mercier, il expose ses travaux en 2009, 2010, 2011 et 2012, au Jeu de Paume à Paris, à Brighton et Helsinki. The Last Resort est publié en 1986 et réédité en 2009. Think of England est publié en 2002. A ces deux ouvrages s’ajoute 100 photos de Martin Parr pour la liberté de la presse dans le Numéro 39 de Reporters sans Frontières, en avril 2012.
Le style de Martin Parr est décrit comme provocateur et sans compromis. Il est celui qui utilise le cliché et le stéréotype pour amuser contrarier, perturber et titiller ses concitoyens. Un des aspects de son travail est de jeter un regard satirique et affectueux sur l’atrophie morale, l’absurdité, la banalité, l’ennui et le vide du quotidien. Il a ‘l’œil anglais’, un regard pince-sans-rire qui ne saurait être une arme pour blesser ou ridiculiser. Car il s’agit bien ici d’illustrer les années Thatcher et les décennies suivantes, même si ces représentations peu flatteuses font grincer des dents.
Martin Parr
Think of England qui présente des photos prises entre 1995 et 2003 invite non seulement à la réflexion, mais suggère une certaine idée de l’Angleterre qui aurait gardé un lien avec le passé, même si les thèmes ont tout à voir avec la globalisation et la société de consommation. Ainsi, Martin Parr arrive à capturer dans un cliché l’adepte du téléphone portable qui tourne le dos à la célèbre cabine téléphonique rouge qui a coloré le paysage urbain pendant des décennies. La scène urbaine contemporaine inclut les personnalités iconiques, l’acteur Sean Connery, par exemple, ou bien la Princesse Diana représentée sur des mugs –grosses tasses à thé- évoquant les sérigraphies d’Andy Warhol. D’ailleurs, photographie, peinture, collages et autres interviennent dans cette culture urbaine contemporaine. On l’a vu avec l’utilisation des polaroids par David Hockney, l’art transgresse les limites, on glisse d’un support à l’autre, d’un medium à l’autre.
Les références au Pop Art sont d’ailleurs partout, ce qui confirme l’ancrage de notre photographe militant dans l’art contemporain. On se souvent des énormes cheeseburgers peints dans les années 60 par Claes Oldenburg, artiste américain né en 1929. Celui-ci s’inspire de l’environnement urbain, et produits d’énormes œuvres réalistes, aux couleurs bariolées. L’objet familier devient gigantesque, déformé, change de consistance, faisant au passage quelques concessions à l’Expressionnisme abstrait. Il intègre au paysage urbain ces énormes cornets de glace devenus sa marque de fabrique. Martin Parr, lui, photographie un cornet de glace géant dans un jardin public à Eastbourne, support publicitaire pour les produits Dairy Whipped, créant ainsi cette disproportion entre l’objet et les promeneuses autour. Les deux démarches s’interpellent tout en étant comme on le voit, opposées, comme le déclare Oldenbourg dans son manifeste publié en 1961 :
Je suis pour un art qui imite l’humain, comique s’il le faut, ou bien violent, ou de tout autre aspect qui serait nécessaire.
Je suis pour un art qui trouve ses formes dans les contours de la vie même, qui se tord et s’étire, accumulant, crachant, dégoulinant ; lourd, brut, et brutal mais aussi tendre et stupide comme la vie elle-même.
Parmi les sujets de prédilection de Martin Parr, adepte de la photo numérique, l’espace urbain avec ses personnages hauts en couleur, les objets du quotidien, les tenues vestimentaires, les animaux domestiques et la nourriture. La nourriture, comme ici, la barquette du fish-and- chips national, comme les pâtisseries ou encore les pork pies et la bière sont montrés ou évoqués dans ces images comme autant de références au quotidien de la famille britannique traditionnelle . Car il s’agit bien ici de nous mettre sous les yeux, en couleurs criardes, presque provocantes des habitudes et des attitudes immuables depuis des décennies, dans une parodie sociale qui suscite le sourire ou l’agacement. Les deux oiseaux marins semblent se disputer la nourriture, ou la part du gâteau, selon qu’on s’intéresse à l’actualité ou pas.
Matin Parr
La photo de ces deux mouettes prise en contre-plongée, avec à l’arrière-plan le drapeau britannique qui flotte constitue une des nombreuses approches du photographe qui entend choisir l’angle improbable ou l’agencement inattendu en apparence. Plongée, contre-plongée, sujets en gros plans exagérés jusqu’à la caricature, l’utilisation du flash, l’œil de la caméra ne pardonne rien.
Le drapeau justement au centre de l’actualité du mois de septembre 2014, prend ici un autre sens comme dans cette photo de presse ou les drapeaux britanniques et écossais sont séparés . Le regard hésite une seconde avant de comprendre qu’il pourrait s’agir d’une photo de Martin Parr, non par le style, mais par cette façon de photographier l’essentiel, de véhiculer l’information en utilisant l’objet emblématique et la situation particulière de l’électeur au moment du choix. Dans cette société de l’information le photographe dispose de multiples plateformes pour passer le message, l’enjeu étant de s’en tenir à son statut, de ne pas être en porte-à-faux.
Dans son travail, Martin Parr se plaît à surprendre le touriste, les baigneurs qui s’abandonnent au soleil, les motards, les amateurs de courses de chevaux, avec chaque fois, le détail qui fait mouche. Cette photo d’une personne âgée masquée par l’Union Jack, le drapeau aux croix rouge, bleue et blanche , qui continuera d’ailleurs de porter ce nom, puisque le Pays de Galles, l’Angleterre et l’Ecosse resteront finalement unis, pourrait illustrer le récent referendum. Avec un clin d’œil de la part du photographe qui aime bien s’attarder sur ces old age pensioners – retraités- qui se protègent du soleil tout en profitant du plein air. C’est un microcosme qu’il reconstitue et qu’il offre au spectateur sous un aspect cocasse ou inattendu. L’œil acéré et sélectif de la caméra n’observe pas justement cet espace urbain comme le feraient les caméras de surveillance largement disséminées dans les rues et les parkings. Ici, les images sont filtrées pour inviter à la réflexion et non pour trahir ou dénoncer.
Martin Parr a rejoint Reporter Sans Frontières et a publié 100 photos pour défendre la liberté de la presse. L’acte militant n’est pas sans rappeler le parcours de AI Wei Wei, photographe chinois, engagé lui aussi contre la censure et les menaces contre les journalistes. Emprisonné par les autorités chinoises en 2011, son studio de Shanghai est détruit et son blog fermé. Dans certaines de ses photos , les caméras de surveillance sont là, pointées vers la rue comme des armes à feu. Il rend compte de l’espace urbain avec des images insolentes et accusatrices où chaque angle de vue, chaque contraste de couleur ou de lumière alerte l’œil du spectateur, l’invitant à la vigilance. L’engagement de Martin Parr, qui témoigne du décalage qui existe entre diverses réalités, transmet aussi le message qu’il y a des enjeux pour le photographe, l’enthousiasme, la passion, mais aussi le risque.
Suzanne Lampla
25/09/2014
NOTES
“With photography, I like to create fiction out of reality. I try and do this by taking society’s natural prejudice and giving this a twist. ” Martin Parr (born 1952) Source: http://www.magnum photos.com’
Think of England, Martin Parr, Phaidon Press Limited 2000.
‘I am for an art that imitates the human, that is comic, if necessary, or violent, or whatever is necessary.
I am for all art that takes its form from the lines of life itself, that twists and extends and accumulates and spits and drips, and is heavy and coarse and blunt and sweet and stupid as life itself’. Claes Oldenburg ‘I Am For…’ Statement, 1961http://www.walkerart.org/magazine/2013/claes-oldenburg-i-am-for-an-art-1961
Id. P. 112
https://www.paisley.org.uk/2014/08/residents-urged-miss-referendum/referendum-on-scottish-independence/
Op.cit M. Parr, photo de couverture.
100 photos de Ai Wei Wei pour la liberté de la presse, N° 43 Reporters Sans Frontières, 2013.