LA FEMME DE PAUL
Le couple était étendu sur l’herbe.
Paul, encore imberbe,
Mince, le visage illuminé de tendresse
Tenait par le cou Madeleine, sa maîtresse,
Une petite brune pas très belle
Aux allures de sauterelle.
Tous deux se regardaient au fond des yeux.
Le patron de l’auberge, M. Courlieu,
Appela : -« Allons, M. Paul, à table ! Pressons ! »
De tous les clients de la maison,
M. Paul était le plus aimé, le plus respecté
Car il payait toujours avec régularité.
(D’autres oubliaient si souvent !)
De plus, son père étant sénateur,
Paul constituait pour l’établissement
Une réclame vivante majeure.
La caissière, Mme Leguerce,
Une femme entendue au commerce
Appelait Madeleine et son gigolo
’’ Mes deux tourtereaux. ‘’
Dans l’auberge, c’était une cohue effrayante,
Furieuse et hurlante.
Toute cette foule braillait, chantait,
Arrivait, buvait, repartait.
Il y avait là toute la moisissure de Paris,
Des danseurs à moitié gris,
Des cabotins affairés,
Des noceurs tarés,
Des boursicoteurs véreux,
Des journalistes foireux,
Des filous, des chevaliers d’industrie,
Des canotiers, de vieux pourris,
Des êtres suspects, à moitié connus,
À moitié perdus,
À moitié salués,
À moitié déshonorés.
Quatre femmes arrivaient
Lentement.
Un cri partit : -« Bon sang !
V’là Lesbos ! »
Puis tout le monde a vociféré :
-« Lesbos ! Lesbos ! »
Deux, costumées en homme, marchaient en tête
Les deux autres suivaient
Se dandinant comme des oies grasses.
Les canotiers agitaient leur casquette,
Des vieux levaient
Qui un verre, qui une tasse,
Qui un mouchoir…
Et des jeunes hurlaient : -« Mesdames, bonsoir !»
Le vice de ces femmes était patent, officiel,
Public.
On en parlait
Comme d’une chose naturelle
Qui les rendait
Presque sympathiques.
Mais Paul dit à Madeleine :
-« C’est honteux. On devrait les noyer
Ces chiennes ! »
-« Fiche-nous la paix
Avec tes manières.
Est-ce que ce qu’elles sont te regarde, toi ?
Mêles-toi donc de tes affaires ! »
-« Je les ferais flanquer en prison, moi !
Je te défends de leur parler, tu entends !
Je te le défends. »
Madeleine haussa les épaules :
-« Mon petit Paul,
Je fais ce que je veux.
Si tu n’es pas heureux,
File. Je ne suis pas ta femme, n’est-ce pas ? »
Paul ne lui répondit pas.
Les lesbiennes traversaient la pièce
À petits pas, comme des princesses.
Tous les regards étaient fixés sur elles.
Et elles, se croyaient au septième ciel.
.
Madeleine en regarda une venir.
Dans son œil, une flamme se mit à luire.
La femme s’approcha
Et Madeleine s’exclama :
-« Pauline !
Ma copine !
Viens causer avec moi, belle tigresse ! »
Paul comprima la main de sa maîtresse
Et éleva la voix :
-« Je t’ai prévenu. Viens avec moi !
Partons, je me sens fatigué, mon cœur.
Nous nous coucherons de bonne heure. »
Madeleine, avait flairé la ruse aussitôt :
-« Tu te coucheras tôt
Si tu veux.
Moi, je rejoins Pauline. Adieu ! »
-« Reste avec moi, mon p’tit,
Je t’en prie ! »
Elle fit non de la tête,
S’échappa et courut
Entre les tables la guinguette.
Paul la perdit de vue.
Allant
Et venant,
Il parcourait la salle d’un air anxieux.
Il interrogeait les clients, jeunes et vieux.
Madeleine n’avait pas été aperçue.
Paul errait, éperdu,
Quand un des garçons de café vit sa peine :
-« Vous cherchez Mlle Madeleine ?
Elle est là-bas, sous la treille de glycines
En compagnie de Mme Pauline. »
Paul se précipita.
Brusquement, il s’arrêta.
Il venait d’entendre Madeleine murmurer :
-« Pauline chérie…Mon adorée… »
Du même accent passionnel
Qu’elle disait : ’’ Paul, mon amour fidèle ! ’’
Paul lui lança d’une voix désespérée :
-« Madeleine ! » Puis, traversé de douleur,
Ne pouvant supporter son malheur
Et tout penaud, il s’est sauvé.
Pauline prit le bras de Madeleine, la caressa,
La consola et tendrement l’embrassa.
Allons,
Viens t’en coucher à la maison.
Tu ne peux rentrer chez toi dans ton état. »
Elle l’embrassa de nouveau et ajouta :
-« Va, nous te guérirons. »
Pauline serra Madeleine sur son giron
Et les deux Lesbos s’en allèrent
Dans une tendresse particulière…