Olivier Besancenot et Michael Löwy tentent de faire revivre des affinités entre marxistes et libertaires. Ce même concept d’affinité est utilisé par Michael Löwy dans sa passionnante recherche universitaire qui a décelé un courant du romantisme révolutionnaire. Il trace un fil politique entre le jeune Marx, l’École de Francfort, divers marxistes hétérodoxes, mais aussi les surréalistes jusqu’aux situationnistes. Cette tradition politique critique l’aliénation dans la vie quotidienne et demeure incontournable. Mais le livre reste englué dans l’idéologie gauchiste. Il se contente de recracher des vieux dogmes, largement dépassés. Anarchistes et marxistes peuvent effectivement converger dans leur médiocrité. Le programme, les revendications, les médiations, les phases de transitions : ils s’accrochent à ces vieilleries réformistes et bureaucratiques. Réactualiser la démarche conseilliste semble plus pertinent pour dépasser les vieux clivages idéologiques. Il semble important de s’appuyer sur les révoltes spontanées qui expérimentent leurs propres formes d’organisations. Les mouvements de lutte doivent se débarrasser des bureaucrates pour inventer une nouvelle organisation politique en rupture avec la civilisation marchande.
Pour recracher il convient d'abord de goutter !
Michel Peyret
L’idéologie creuse du "marxisme libertaire"
Publié le 14 Septembre 2014
La séparation entre le marxisme critique et l’anarchisme révolutionnaire repose le dévoiement idéologique. Rapprocher ces deux courants du mouvement ouvrier semble donc indispensable. Sauf lorsqu’il s’agit de toiletter le vieux trotskysme et le marxisme-léninisme pour le rendre plus acceptable. Olivier Besancenot et Michael Löwy renouvellent habillement la manœuvre dans un petit livre.
Ce texte de synthèse s’adresse un public large. Mais la revue Contretemps, qui regroupe des universitaires trotskysants, avait déjà consacré un numéro intitulé "Nouveaux communistes, nouveaux libertaires" dès 2003. C’était l’époque de l’altermondialisme finissant. Mais, aujourd’hui, de nouvelles luttes sociales se développent. Elles s’organisent à la base, en dehors des partis et des syndicats. De nouvelles pratiques politiques émergent, sans dirigeants ni hiérarchies. Les trotskystes se doivent de ne pas rater le coche et, pour cela, théoriser un rapprochement avec l’anarchisme. Mais, si les faux clivages doivent être écartés, il existe de véritables enjeux qui traversent les luttes sociales. Le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et le Front de gauche imposent une ligne réformiste et autoritaire. Ces bureaucrates demeurent les ennemis de classe du prolétariat.
Histoire consensuelle du mouvement ouvrier
Un courant communiste libertaire s’observe au cours de l’histoire. La Première Internationale permet l’émergence de pratiques et de réflexions communes entre marxistes et libertaires. L’auto-émancipation du prolétariat et l’appropriation des moyens de production fondent un socle commun. La Commune de Paris permet d’expérimenter de nouvelles organisations sociales. Karl Marx et Bakounine partagent de nombreuses analyses, et notamment sur cet important mouvement de lutte. Tous deux évoquent la spontanéité de la révolte contre l’État.
La guerre de classe en Amérique est ensuite évoquée. A la fin du XIXe des ouvriers valorisent la lutte des classes et l’autodéfense du prolétariat contre l’État et le patronat. Au début du XXe, en France, un syndicalisme d’action directe se développe. C’est la classe ouvrière qui doit se libérer elle-même, et non les partis qui doivent la représenter. Cette tradition du syndicalisme d’action directe semble incontournable dans les pratiques de lutte au quotidien. En revanche, aucune réflexion politique majeure n’a pu en émerger.
La révolution espagnole de 1936 est devenue l’évènement fétiche des anarchistes de commémoration. Cette belle histoire est reprise par Olivier Besancenot et Michael Löwy. Mais ils ne proposent aucune critique des bureaucraties, et notamment de la direction anarcho-syndicaliste de la CNT.
Les bureaucrates libertaires ne sont pas des naïfs qui commettent des erreurs surprenantes. Ils préfèrent toujours conserver leur petit pouvoir plutôt que de risquer l’aventure d’un soulèvement populaire.
Mai 68 et le mouvement du 22 mars permettent aux marxistes et aux libertaires de développer des pratiques communes. Olivier Besancenot et Michael Löwy insistent logiquement sur la figure du trotskyste Daniel Bensaïd. Ils évoquent même « le rejet des organisations politiques ou syndicales bureaucratiques, la valorisation de la spontanéité, l’opposition à l’État et à ses institutions ». Dans les usines, des comités de grèves’organisent en dehors des bureaucraties syndicales.
En revanche, la mascarade de l’altermondialisme n’a rien de marxiste ni de libertaire. Il s’agit d’une nébuleuse gauchiste à la remorque du réformisme pour aménager le capitalisme et la misère. Olivier Besancenot et Michael Löwy en profitent pour dénigrer les Blacks Blocs, au pire inoffensifs et insignifiants. Leur violence toute symbolique aurait tué des honnêtes travailleurs selon les deux manipulateurs trotskystes. En revanche, pas une seule critique n’est adressée aux bureaucrates d’ATTAC et des autres associations qui tentent de contrôler ce mouvement.
La révolte qui éclate au Brésil en 2013 semble en revanche particulièrement révélatrice des nouvelles pratiques libertaires. Le soulèvement dans les pays arabes, l’émergence d’un mouvement des assemblées dans plusieurs pays du monde, bien incarné par le mouvement du 15-M en Espagne, révèlent des pratiques libertaires. Les assemblées doivent permettre de réfléchir et d’agir sans hiérarchies ni dirigeants.
Une autre partie du livre vise à construire un grotesque panthéon. La personnalisation des luttes et la glorification de figures héroïques, même anarchistes, n’apparaît pas comme une démarche très libertaire. Mais c’est vrai que les anarchistes se complaisent aussi à célébrer leurs personnages historiques. Louise Michel, Emma Goldmann, Buenaventura Durruti : les grandes figures du panthéon anarchistes sont évoquées. Le parcours du syndicaliste Pierre Monatte, plus hétérodoxe, est également décrit.
Rosa Luxemburg développe une conception libertaire du marxisme. Elle défend une révolution par en bas fondée sur la spontanéité du prolétariat, contre les
bureaucraties dont elle fait une analyse pertinente. C’est la lutte et l’action directe, et non les organisations et les avant-gardes, qui permettent de développer la conscience de classe. « Nous devons conquérir le pouvoir non par le haut, mais par le bas », résume Rosa Luxemburg. Malgré son attachement douteux au parlementarisme, sa pensée influence le marxisme critique et le communisme de conseils.
Benjamin Péret associe la poésie surréaliste et l’engagement révolutionnaire. D’abord proche des idées trotskystes, ils’en éloigne rapidement. Il participe à la révolution en Espagne. Il rejette le bolchevisme et toutes les formes de bureaucratie et d’autoritarisme. Il se rapproche ensuite du communisme de conseils et insiste sur l’auto-organisation du prolétariat contre les syndicats et les appareils politiques. Il considère le désir de liberté comme le moteur de la révolte.
L’apologie du sous-commandant Marcos et du néo-zapatiste au Chiapas révèle l’ambiguïté d’un « marxisme libertaire » qui semble se réduire à un marxisme-léninisme déguisé derrière un folklore anarchisant. L’EZLN reste une organisation militaire et hiérarchisée. Olivier Besancenot et Michael Löwy restent attachés à la mascarade guévariste puisqu’ils ont même pondu un livre sur le sujet.
Bureaucratie ou romantisme
Les deux auteurs évoquent la révolution russe avec leurs grotesques lunettes idéologiques. Dans ce mouvement de révolte, il ne s’agit pas de savoir qui est marxiste ou libertaire, comme le font les deux trotskystes.Il semble au contraire important d’analyser une auto-organisation du prolétariat qui se heurte à la bureaucratie bolchevique. Les trotskystes ne condamnent pas l’idéologie marxiste-léniniste et le coup d’État d’Octobre 1917, mais se contentent de dénoncer ses dérives. Ils préconisent un capitalisme bureaucratique à visage humain. Ce qui relève de l’illusion ou du mensonge.
Un clivage oppose le prolétariat organisé en soviets et le Parti bolchevique. Progressivement les soviets se bureaucratisent sous l’influence croissante des bolcheviques. Ce n’est pas une organisation extérieure au prolétariat (comme le NPA ou même les groupes anarchistes) qui doit faire la révolution, mais le prolétariat qui doit inventer sa propre forme d’organisation révolutionnaire. Les deux rotskystes conservent une vision idéaliste de la révolution russe et du massacre de Kronstadt. Pour eux, le problème c’est l’absence de dialogue entre les courants « révolutionnaires », entre marxistes et libertaires.
Il semble au contraire indispensable d’introduire une analyse de classe. La bureaucratie bolchevique défend ses intérêts de classe de petite bourgeoisie intellectuelle qui doit encadrer le prolétariat. La classe ouvrière défend ses propres intérêts et refuse toute forme de médiation et de représentation pour s’organiser elle-même à travers les soviets. Les bureaucrates marxistes léninistes sont des petits bourgeois qui ont écrasé le prolétariat pour s’accaparer le pouvoir pour leurs seuls intérêts. Les trotskystes estiment que le massacre de Kronstadt permet aux bolcheviques d’empêcher une contre-révolution. Mais la seule véritable contre-révolution, c’est celle planifiée par les bolcheviques avec leur répression du prolétariat.
Dans ce petit livre, le pire du trotskysme peut côtoyer le meilleur du marxisme hétérodoxe. Des figures dissidentes, qui incarnent des courants de pensée originaux, sont brièvement évoquées.
Walter Benjamin, articule matérialisme marxiste et utopie libertaire. Il remet en cause le capitalisme, mais aussi l’État. Il se rapproche également du mouvement surréaliste qui attaque l’ordre moral bourgeois. Selon Walter Benjamin, « depuis Bakounine l’Europe a manqué d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée ». Ses artistes se rapprochent alors du mouvement communiste et révolutionnaire en raison de « l’hostilité de la bourgeoisie à toute déclaration de liberté spirituelle radicale », souligne Walter Benjamin. André Breton et le surréalisme se rapprochent du marxisme romantique. L’imagination doit permettre de ré-enchanter le monde. Le surréalisme évoque l’anarchisme dans son rejet des contraintes sociales et morales. En revanche, le texte écrit par Breton et Trotsky relève du léninisme le plus bourgeois. Tandis que les artistes peuvent s'adonner librement à leur folie créative, les ouvriers doivent subir la discipline de la planification et de la militarisation du travail. Au moins, la position de classe du bureaucrate Trosky est claire : il ne défend que la petite bourgeoisie intellectuelle.
Le marxisme libertaire de Daniel Guérin semble plus froid et mécanique. Il s’apparente davantage à un dogme de parti, rigide et idéologique, qu’au souffle libertaire du romantisme révolutionnaire. Plutôt que de congédier les idéologies marxistes et libertaires, et leur séparation, il tente d’élaborer une nouvelle idéologie. Son communisme libertaire se rapproche parfois de la vulgate léniniste lorsqu’il donne de l’importance aux syndicats et aux appareils politiques. Mais Daniel Guérin devient plus pertinent lorsqu’il tente de s’appuyer sur la spontanéité révolutionnaire du prolétariat pour proposer un anarchisme de classe.
Etatisme et réformisme
La question de l’individu demeure un clivage. Contrairement au bolchevisme et aux diverses falsifications léninistes et social-démocrates, le jeune Marx insiste sur la critique de l’aliénation et sur l’épanouissement individuel de chacun. La logique marchande détruit les relations humaines et toute forme de sensualité. « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité » doivent se soumettre à la loi du profit analyse Karl Marx. Le capitalisme fragmente l’activité humaine et morcelle l’individu. Mais seule la lutte collective pour une nouvelle organisation sociale peut permettre de libérer l’individu. Les nouvelles formes de luttes privilégient des assemblées d’individus contre des cartels de représentants politiques. La lutte collective permet de sortir de l’aliénation individuelle.
En dehors de ce début relativement original, Olivier Besancenot et Michael Löwy recrachent le petit catéchisme de l’extrême gauche du capital. Ils proposent une nouvelle conception du pouvoir et critiquent John Holloway qui veut changer le monde sans prendre le pouvoir. Mais les deux auteurs valorisent la démocratie sans remettre en cause un concept vide de sens, réduit à un pur formalisme qui n’empêche pas les manœuvres bureaucratiques.
Le "communisme" des deux compères trotskystes demeure une simple gestion alternative du capital. Ils proposent une « gestion locale des entreprises » et même une « planification démocratique » pour décider du financement des entreprises à travers un « service public unifié du crédit ». Les entreprises, le travail, l’État et la bureaucratie, l’argent et la finance : tous ces produits de la barbarie capitaliste doivent perdurer selon Olivier Besancenot et Michael Löwy. Leur communisme frelaté s’apparente à une généralisation de l’administration publique pour mieux gérer l’exploitation et la marchandise. Ils défendent évidemment l’autogestion avec ses procédures interminables et comprises par une minorité, ses délibérations aussi ennuyeuses qu’une réunion du NPA, ses référendums et surtout ses bureaucrates, désormais baptisés « délégués ».
Leur théorie de l’autogestion s’inspire du théoricien trotskyste Ernest Mandel et surtout de la Fédération anarchiste. L’économie et l’entreprise ne doivent pas être abolies mais au contraire autogérées selon les principes anarchistes. Les usines seront également préservées. Mais le travail à la chaîne n’est jamais agréable, même autogéré. Les deux auteurs ne précisent pas si les mines seront rouvertes afin de les autogérer. Les prix seront décidés collectivement, mais l’argent et la logique marchande ne seront pas abolis. Certains pourront donc continuer à accumuler tranquillement leur capital et le monde sera toujours une marchandise. Dans cette société « communiste » cauchemardesque, il existe toujours des travailleurs, des consommateurs et une « valeur sociale de la production ». Mais les deux auteurs restent heureusement frileux par rapport à une perspective d’autogestion des centrales nucléaires. L’État écosocialiste doit effectivement planifier cette autogestion qui ressemble furieusement à la grisaille bureaucratique des administrations publiques, avec de nouvelles réunions ennuyeuses.
Olivier Besancenot et Michael Löwy défendent évidemment les élections qui ont permis à un des deux auteurs de papoter en compagnie de Michel Drucker et de continuer à amuser les spectateurs du Grand Journal ou les auditeurs des Grosses Têtes. Les élections permettent au NPA de défendre son programme ignoble d’aménagement bureaucratique du capital pour discréditer encore davantage le communisme. Les deux auteurs défendent la démocratie représentative et soulignent malicieusement que les libertaires défendent les commandants et sous-commandants néo-zapatistes au Chiapas. C’est donc la médiocrité du milieu libertaire qui favorise des convergences avec les trotskystes dans la défense de la démocratie représentative et de ses délégués.
Olivier Besancenot et Michael Löwy défendent évidemment les bureaucraties existantes que sont les partis et les syndicats. Ils conservent également la séparation léniniste entre le social et le politique. Pourtant, rien n’est plus politique que les luttes sociales. A condition de ne pas les enfermer dans des revendications catégorielles limitées comme le font les militants gauchistes du NPA. Les deux auteurs reconnaissent que les révoltes spontanées inventent leur propre forme d’organisation, comme les conseils ouvriers. Mais ils rejettent le "conseillisme" qui dénonce toutes les médiations politiques, comme les partis et les syndicats. Les deux trotskystes restent friands de phases de transition et de médiations pour encadrer la colère du prolétariat. Ils défendent les assemblées générales du moment qu’elles produisent leurs délégués et leur bureaucratie informelle.
Olivier Besancenot et Michael Löwy tentent de faire revivre des affinitésentre marxistes et libertaires. Ce même concept d’affinité est utilisé par Michael Löwy dans sa passionnante recherche universitaire qui a décelé un courant du romantisme révolutionnaire. Il trace un fil politique entre le jeune Marx,l’École de Francfort, divers marxistes hétérodoxes, mais aussi les surréalistes jusqu’aux situationnistes. Cette tradition politique critique l’aliénation dans la vie quotidienne et demeure incontournable.
Mais le livre reste englué dans l’idéologie gauchiste. Il se contente de recracher des vieux dogmes, largement dépassés. Anarchistes et marxistes peuvent effectivement converger dans leur médiocrité. Le programme, les revendications, les médiations, les phases de transitions : ils s’accrochent à ces vieilleries réformistes et bureaucratiques. Réactualiser la démarche conseilliste semble plus pertinent pour dépasser les vieux clivages idéologiques. Il semble important de s’appuyer sur les révoltes spontanées qui expérimentent leurs propres formes d’organisations. Les mouvements de lutte doivent se débarrasser des bureaucrates pour inventer une nouvelle organisation politique en rupture avec la civilisation marchande.
Source : Olivier Besancenot et Michael Löwy, Affinités révolutionnaires.
Nos étoiles rouges et noires. Pour une solidarité entre marxistes et
libertaires, Mille et une nuits, 2014
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