10 octobre 2014
Alors que le sociologue Michel Crozier crut pouvoir diagnostiquer que la société française était une « société bloquée », et cela à une époque de forte croissance, d’inflation élevée et d’agitation politique et sociale intense [1], il est frappant de constater que c’est plutôt le vocabulaire du changement rapide qui accompagne aujourd’hui ce qui semble être un « blocage » durable de l’ordre socio-économique européen.
Après avoir prophétisé, dans les années 1980, des changements radicaux nés de la perspective radieuse de l’unification européenne, de la mondialisation et surtout de la révolution numérique portée par les nouvelles technologies, les commentateurs ayant pignon sur rue voient aujourd’hui dans chaque événement la trace d’une crise multiforme dont on ne sait plus trop si elle caractérise un mouvement temporaire ou un état durable. Elle affecte aussi bien les institutions politiques et la conjoncture économique que l’environnement global. Elle touche aux valeurs et aux fondements anthropologiques de nos sociétés. Elle nourrit un discours multiforme qui fait du saut vers l’inconnu une sorte de trait permanent de notre modernité.
A l’échelle mondiale, pourtant, l’Europe se caractérise aujourd’hui par un premier trait évident : la stagnation économique et sociale. Si l’Union européenne (UE) représente environ 7 % de la population mondiale et, en 2012, 19 % du produit intérieur brut (PIB) mondial en parités de pouvoir d’achat [2], elle est incontestablement la zone la moins dynamique, en particulier depuis 2008 [3] . Croissance du PIB très faible quand elle n’est pas négative, inflation de plus en plus basse, niveau élevé de chômage, notamment pour les jeunes, accompagnent une démographie caractérisée par un fort vieillissement relatif et des taux de fécondité très bas.
Bien sûr, l’UE affiche de très bons indicateurs sociaux relatifs lorsqu’on la compare aux autres régions du monde [4]. L’espérance de vie à la naissance y est très élevée, et les niveaux de scolarisation importants. Les inégalités économiques et sociales y sont en moyenne plus faibles qu’ailleurs [5]. C’est évidemment lié à la place importante qu’y occupe l’Etat-providence [6].
Ces bons indicateurs cachent cependant de fortes disparités internes. Celles-ci contribuent aujourd’hui au blocage structurel, dans la mesure où l’espace européen n’est plus engagé dans un processus de convergence visible, mais semble plutôt soumis à diverses forces de dislocation, pour l’instant modestes mais potentiellement destructrices. Certains pays (l’Allemagne en premier lieu) bénéficient d’une insertion favorable au sein du commerce international. D’autres (les pays du Sud, l’Irlande), après avoir été portés par une période de croissance liée à l’expansion de la finance (en particulier du marché immobilier), sont soumis à un ajustement violent et durable.
Le cœur du blocage européen n’est cependant peut-être pas à rechercher dans des tendances structurelles relevant de la division internationale des processus productifs — l’Europe reste un des centres de l’économie capitaliste, et continue d’être excédentaire sur le plan commercial — ou de la socio-démographie. Celles-ci contribuent bien sûr à l’évolution d’ensemble, mais elles n’ont sans doute pas le rôle moteur que des analyses trop mécanistes lui prêtent volontiers. Le blocage relève à la fois d’une crise idéologique profonde et d’un ensemble de processus qui enracinent profondément cette crise au cœur des institutions.La construction européenne a mis l’accent sur l’établissement d’un grand marché et sur l’unification monétaire, tout en laissant initialement aux Etats membres certaines marges de manœuvre en matière budgétaire, de même qu’en ce qui concerne leurs institutions sociales, à savoir un Etat social », très inégalement développé en fait, avec des traditions différentes, comme nous l’avons vu [7]. Aucune véritable dynamique de mise en place d’un Etat social européen ni de construction d’un budget fédéral important n’a accompagné ce mouvement d’unification marchande. D’où une situation d’équilibre asymétrique entre un ordre monétaire et marchand unifié, soutenu par une coalition d’acteurs économiques, financiers et politico-administratifs, et des dynamiques politiques et sociales nationales toujours relativement différenciées, contestées dans chaque pays. Tout cela combiné à un budget européen insignifiant à l’échelle macroéconomique : autour de 1% du PIB.Le mouvement d’unification monétaire et marchande s’est accompagné du triomphe du fondamentalisme de marché au sein des institutions européennes, dans un contexte où les institutions nationales et les politiques budgétaires ont continué de fonctionner dans une relative autonomie, tout en suivant le mouvement idéologique général. Sous hégémonie durable des organisations de la droite européenne, qui contrôle la Commission et le Parlement, mais aussi d’une majorité des Etats, la croyance néolibérale s’est installée au cœur des élites politiques et administratives. Cela s’est fait avec d’autant plus de facilité que les principaux partis sociaux-démocrates s’y ralliaient et cogéraient les institutions, en tentant parfois d’infléchir modestement les politiques publiques.
En 2008-2009, la crise mondiale a eu pour effet d’ébranler le fondamentalisme de marché, en particulier aux Etats-Unis [8]. Mais elle a eu aussi pour conséquence, une fois que la spéculation financière s’est déchaînée en Europe, de renforcer un peu plus les acteurs dirigeants les plus soucieux de rendre cohérente la construction européenne : il faut entendre par là les agents attachés à rendre effectif le contrôle central des finances publiques nationales qui était resté jusque-là peu opérant, malgré les traités. Promu par la coalition dirigeante en Europe et dans les principaux Etats membres, étroitement lié aux forces financières, le mouvement vers les politiques d’austérité a ainsi eu pour conséquence d’assécher toute dynamique macroéconomique de résorption du chômage et de la dette publique. Le constat est amer : les récessions alternent avec les périodes de très faible reprise dans une spirale sans fin, et cela alors que le résultat de cette politique macroéconomique erronée avait été annoncé dès le début [9].
Si la Banque centrale européenne (BCE) semble aujourd’hui devenue le nouveau maillon faible de l’ordre austéritaire [10], à la suite du Fonds monétaire international, c’est parce que le bilan des politiques d’austérité ne fait en réalité plus débat (scientifique) : elles ont entraîné l’Europe dans un processus qui conduit de façon logique à la déflation ; l’inaction la conduirait à une chute certaine dans une situation à la japonaise. La BCE continue donc de tenter de relancer l’activité par tous les moyens dont elle dispose. Elle commence même à contester la politique allemande, à la suite de l’ensemble des pays du G20 inquiets de voir l’Europe devenue une sorte de « trou d’air » macroéconomique.
Mais faute de remettre en cause le dogme de l’austérité, en particulier dans les pays endettés, l’activisme de la BCE a peu de chance de modifier le rapport de forces doctrinal et pratique au sein des élites dirigeantes européennes. Aucun changement politique d’ampleur ne se dessine en réalité : c’est même la continuité qui prévaut, comme on l’a vu lors des élections européennes de mai 2014, en dépit des bons scores des courants eurosceptiques.Surtout, la poursuite des politiques d’austérité débouche aujourd’hui sur une radicalisation du fondamentalisme de marché en Europe : au nom du manque de « compétitivité » de l’économie européenne, les acteurs politico-administratifs dirigeants, sous la pression de la finance et d’un patronat aux abois, impulsent des réformes dites « structurelles » qui détruisent le peu d’Etat social et de droit du travail existant encore dans les pays les plus en crise, comme la Grèce, l’Espagne, l’Italie ou le Portugal. Ils annoncent un début de démantèlement dans les pays du Nord et de l’Ouest, restés jusqu’ici relativement protégés malgré une progression régulière des réformes néolibérales.Les réformes « structurelles », en pesant fortement à la baisse sur le coût du travail et sur les dépenses publiques sociales, vont accentuer encore la dynamique déflationniste. Loin de servir les intérêts objectifs du patronat, comme le croient beaucoup de patrons imprégnés d’une vision purement microéconomique, elles vont conduire à la faillite d’un grand nombre de petites et moyennes entreprises. Elles contribueront sans aucun doute à radicaliser de nouvelles couches de la population — contre l’Europe, mais aussi contre les immigrés, les Roms, les minorités de toute sorte — et elles pourraient conduire au pire, à moins qu’une alternative sociale crédible ne voie vraiment le jour.
L’enchaînement déflationniste annonce en tout cas une accentuation du processus de désarroi idéologique massif qui caractérise la société européenne bloquée. Le « trou d’air » européen risque ainsi de devenir le « trou noir » de l’économie mondiale.
Frédéric LebaronPapier originellement publié sur le site Mémoire des luttes
Notes
[1] Michel Crozier, La Société bloquée, Seuil, Paris, 1970.[2] INSEE, La France dans l’Union européenne, Paris, INSEE, Paris, 2014.
[3] Voir les données accessibles sur le site de la Banque mondiale : http://www.banquemondiale.org/
[4] Voir notamment le site du PNUD : http://hdr.undp.org/indice-de-developpement-humain-idh
[5] Voir par exemple Gabriel Langouët, Les Inégalités dans l’Union européenne et ailleurs. Et si on osait ?, L’Harmattan, Paris, 2014.
[6] Eloi Laurent, Le Bel Avenir de l’Etat-providence, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2014.
[7] Voir Eloi Laurent, Ibid.
[8] Parmi de nombreuses illustrations, lire Joseph Stiglitz, Le Prix de l’inégalité, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2012.
[9] Par exemple : http://www.lemonde.fr/joseph-stiglitz-l-austerite-mene-au-desastre
[10] http://www.latribune.fr/mario-draghi-en-conflit-ouvert-avec-angela-merkel.html