C'est vraiment idiot d'avoir laissé tout à l'heure la lumière dans le salon [...]. Moi aussi, j'éprouve une drôle de sensation à la pensée de ces lampes que nous avons oublié d'éteindre dans des endroits où nous ne sommes jamais revenus...[...] Aujourd'hui j'ai la conviction qu'il ne s'agissait ni d'oubli ni de négligence, mais qu'au moment de partir c'était moi délibérément qui allumais une lampe. Peut-être par superstition, pour conjurer le mauvais sort et surtout pour qu'il reste une trace de nous, un signal qui indiquait que nous n'étions pas vraiment absents et que nous reviendrions un jour ou l'autre.
Les soirées étaient longues quand je restais dans le quartier à l'attendre, mais cela me semblait naturel. Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leurs agendas de multiples rendez-vous, dont certains deux mois à l'avance. Tout était réglé pour eux et ils n'attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d'infini que d'autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente.
...Plutôt que de toujours soumettre les autres à un interrogatoire, il vaut mieux les prendre en silence tels qu'ils sont.
...On dirait que les lampes se sont usées avec le temps. Mais quelquefois un déclic se produit. Hier, j'étais seul dans la rue et un voile se déchirait. Plus de passé, plus de présent, un temps immobile. Tout avait retrouvé sa vraie lumière.
Patrick Modiano
L'herbe des nuits