Entretien, par Jérôme Latta|
Ouvertes dans la plus grande opacité, symptomatiques du poids des lobbies sur les décisions politiques, porteuses de régressions démocratiques et de risques pour la santé et l’environnement, les négociations sur l’accord de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement [1] se poursuivent (lire aussi "C’est quoi le Partenariat transatlantique ?").
Après le rejet par la Commission européenne, le 11 septembre, d’une proposition d’Initiative citoyenne européenne (ICE) visant à obtenir des États membres qu’ils ne concluent pas ce traité (ni celui entre l’UE et le Canada – CETA), la mobilisation va connaître un moment important avec la Journée d’action européenne organisée samedi dans toute l’Europe. Les explications d’Hélène Cabioc’h, membre du conseil d’administration d’Attac.
Regards. Où en sont les négociations du Traité transatlantique à ce jour ? Quelles sont ses prochaines échéances ?
Hélène Cabioc’h. Un nouveau cycle de négociations s’est ouvert la semaine dernière, sur lequel nous n’avons pas beaucoup d’informations sinon celles indiquant que plusieurs dossiers sont en stand-by. Déjà, sur le précédent cycle qui s’était déroulé à Bruxelles, la communication de la Commission avait été assez édifiante puisque nous ne disposions que de la liste des secteurs concernés. Les discussions se déroulent en tout cas moins bien que les négociateurs ne l’auraient espéré, grâce à la mobilisation internationale – et aussi du fait que le renouvellement de la Commission ralentit leur rythme.
Les négociateurs ont-il changé d’attitude quant au manque total de transparence des discussions, largement dénoncé ?
La Commission prétend que ces négociations sont plus transparentes que toutes celles qu’elle a menées précédemment, mais ce n’est pas un argument. Des "papiers de position", très généraux, sur différents secteurs, ont été mis en ligne, mais ce ne sont pas des documents de négociation. Selon les toutes dernières informations, plusieurs États membres auraient décidé de publier enfin le mandat de négociation, ce qui mettrait terme à une farce puisque ce mandat avait fuité dès le départ – sous réserve d’une énième marche arrière. Cette publication n’est de toute façon qu’une nécessité élémentaire, il n’y a pas matière à s’en féliciter : l’argument avancé par les États, jusqu’à présent, était que cela pourrait créer un précédent pour les négociations commerciales à venir !
« Fleur Pellerin a maintenu un flou total sur les différents sujets »
Dans quelle mesure les mobilisations ont-elles infléchi le cours des négociations ?
Elles ont d’abord eu un impact sur la question de la transparence et de la mainmise des multinationales sur ces négociations, et sur celle du mécanisme d’arbitrage investisseur-États [2] qui a suscité un rejet massif. La Commission a été contrainte de lancer au printemps une consultation, qui a recueilli 150.000 réponses durant trois mois, ce qui est d’autant plus considérable, et rare, qu’une grande part était individuelles. Elle a été obligée de prendre position sur les normes alimentaires à propos des OGM, du bœuf aux hormones ou du poulet chloré, en assurant qu’il n’y aurait pas de nivellement par le bas – même si les négociateurs états-uniens font entendre un tout autre son de cloche à ce sujet.
Quelle attitude le gouvernement français a-t-il adoptée à l’égard des négociations et des contestations qu’elles suscitent ?
Il reste particulièrement silencieux. On avait beaucoup entendu la France, au début, sur l’audiovisuel et les services culturels. Mais autant la ministre du Commerce extérieur Nicole Bricq avait pris des positions assez fermes, notamment sur le mécanisme investisseurs-États, autant Fleur Pellerin a maintenu un flou total sur ces différents sujets. François Hollande avait affirmé, en début d’année aux États-Unis, qu’il fallait accélérer les négociations sous peine de voir les peurs et les crispations s’accumuler… Lors des auditions parlementaires organisées à la suite d’une l’initiative du Front de gauche, avant les élections européennes, Fleur Pellerin avait martelé qu’il y avait des lignes rouges – sans par ailleurs préciser lesquelles –, tout en suggérant qu’il fallait attendre l’aboutissement des négociations pour se prononcer, y compris sur le mécanisme investisseurs-États… Attac souhaite que le gouvernement prenne des positions beaucoup plus fermes, à l’instar d’autres États membres.
« La vision de la Commission consiste toujours à déréguler à tout-va »
Les membres du gouvernement ne semblent de toute façon pas exprimer d’opposition idéologique au principe même de ces traités internationaux…
Fleur Pellerin expliquait en mai qu’il était très difficile pour les producteurs de pommes et de poires d’avoir accès au marché américain, avec l’argument qu’un accord technique pourrait faciliter les échanges, sans du tout remettre en cause le modèle derrière cette volonté : quel est le sens d’exporter des pommes aux États-Unis ? Le gouvernement prend les questions comme elles lui arrivent, sans vision claire des implications de cet accord – si ce n’est l’idée de défendre les multinationales françaises dans la perspective de l’ouverture des marchés publics aux États-Unis.
Y a-t-il une chance que les négociations n’aboutissent pas, ou bien le processus est-il difficile à enrayer ?
Une victoire est tout à fait possible. Les négociations peuvent durer très longtemps, à l’image de l’accord UE-Canada dont la négociation s’est étalée de 2009 à aujourd’hui. Il y a toujours des points qui les font achopper. Certains estiment qu’un accord est impossible à atteindre sur le TAFTA du fait de divergences trop importantes de chaque côté de l’Atlantique. Mais, d’une part, la pression des multinationales est vraiment très puissante et, d’autre part, la vision de la Commission consiste toujours à déréguler à tout-va et de sécuriser les accès à des marchés tiers, tout en isolant la Chine et les pays émergents avec la solidification d’un espace commun que définissent le TAFTA et l’accord UE-Canada. Cependant, les mobilisations en Europe et en Amérique du Nord sont si fortes – et on a vu à quel point elles pouvaient l’être par le passé autour de l’AGCS et de l’AMI [3] –, si décentralisées qu’elles témoignent d’une vraie opposition.
« L’opposition s’est considérablement structurée et étendue »
Cette opposition s’exprime-t-elle au-delà des cercles militants traditionnellement mobilisés sur ces sujets ?
Oui : elle s’élargit aux mouvements contre les gaz de schiste, à ceux qui agissent dans le domaine de la culture, aux associations de consommateurs, au-delà de la seule mouvance altermondialiste. Il y a aussi une dynamique autour des collectivités locales qui adoptent des résolutions pour se déclarer "zones hors-TAFTA", en France, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, en Belgique, etc. S’ajoutent les engagements de groupes comme les Biocoop en France ou les régies des eaux en Allemagne, et d’autres secteurs de la société qui prennent position contre cet accord. La Confédération paysanne travaille par exemple auprès des chambres d’agriculture pour mettre la question à leur ordre du jour.
Quels sont les objectifs de la journée d’action européenne de samedi ?
Le premier est de montrer que nous menons une campagne qui s’inscrit dans une dynamique de solidarité à l’échelle de l’Union européenne, en lien avec les mouvements aux États-Unis, et qu’elle est ancrée dans tout le territoire. Il s’agit d’exprimer un mot d’ordre fort de rejet de cet accord et du pouvoir des multinationales. L’opposition s’est considérablement structurée et étendue, avec des campagnes dans plus d’une vingtaine de pays. Nous voulons porter le débat dans la rue, après toute une phase de débats publics et d’un travail d’éducation populaire au quotidien, pour monter en puissance et contrer ces accords le plus rapidement possible. Cette étape ne sera pas forcément spectaculaire car il n’y aura pas une manifestation centrale, mais au contraire énormément d’actions très diverses – une soixantaine en France, plus de trois cents en Europe.
P.-S.
Notes
[1] Désigné sous diverses appellations : PTCI, TTIP, TAFTA ou GMT pour Grand marché transatlantique.[2] Ce dispositif ouvre la porte à des recours juridiques, notamment devant des tribunaux d’arbitrage privés, de la part des industriels qui s’estimeraient lésés par les règlements et les législations adoptés par les États, leur permettant de les contourner et de faire peser la mesure de lourdes sanctions financières.
[3] Accord général sur le commerce des services et Accord multilatéral sur l’investissement.