Je lis dans l’avant-propos de « La France en guerre économique – Plaidoyer pour un État stratège » une définition qui m’interpelle : « la guerre se définit comme la soumission de la volonté adverse par la contrainte »[1]. Limpide, bien sûr.
Mais entre contraindre et convaincre, mon cœur balance…
Contraindre l’Autre, c’est l’obliger à adopter la démarche que je souhaite lui voir prendre, la posture qui m’agrée, l’attitude qui me sert le plus. Par la force, la tension, les pressions, je le force à abdiquer une part de sa liberté en la soumettant à la mienne. De cet abandon, en général, il est conscient et rarement satisfait.
Convaincre l’Autre c’est l’amener à exercer consciemment sa propre liberté dans le sens que je veux lui voir prendre. La conviction est active, elle laisse à l’Autre son autonomie à condition qu’elle s’exerce dans un cadre qui me satisfait. Convaincre n’interdit pas les pressions, la ruse, la manipulation, la tension voire même la force, son exhibition ou son emploi à faible dose. Mais la démarche n’a pas le caractère autoritaire et impérieux de la contrainte.
Quelle est la voie pour moi la plus utile dans la recherche de mon but ?
Et, d’ailleurs, les deux voies sont elles antinomiques ou complémentaires, l’une précédant ou accompagnant l’autre ?
D’emblée, précisons qu’il ne s’agit pas vraiment ici de parler de « hard » ou de « soft power » : le premier est l’usage de la force brute pour contraindre, certes, lorsque le second, par l’étalage de succès et de modèles sociétaux enviables, doit amener l’Autre à nous imiter, par envie et séduction. Mais la réalisation effective des objectifs du soft power demande un temps long et un terreau favorable a priori, autant de facteurs qui ne sont pas toujours disponibles…
La guerre, c'est-à-dire l’influence sur la volonté adverse, a envahi aujourd’hui tous les champs de l’activité humaine : action militaire, bien sûr, mais aussi économique, sociale, informationnelle, culturelle… La tension sur le moral concurrent, sur son attitude pour qu’elle s’adapte à la mienne, empruntera de plus en plus des voies qui ne seront pas celles des armes, aléatoires et destructrices. L’avenir est à la guerre « intégrale », omnidimensionnelle et hors limite.
Or, si la force militaire existera toujours sous la forme d’épreuves paroxystiques ayant pour but de contraindre finalement l’adversaire, épuisé et presque mort, a accepté nos ambitions sous peine de disparaître, une sorte de « fausse paix », période durant laquelle les armes se taisent, mais où les ambitions et les volontés s’affrontent avec une ardeur égale, va devenir l’état permanent.
On ne peut contraindre les Autres, tout le temps et tout le monde. D'une part, car cela est matériellement impossible, mais aussi parce que c’est contre-productif dans bien des cas : le contraint, au premier signe de faiblesse, reprendra la liberté qu’on lui a arrachée pour la retourner contre nous.
Mais, dans le même temps, il est tout autant impossible de convaincre l’ennemi non raisonnable, imperméable aux arguments, enfermé dans une démarche volontaire dont il s’est convaincu qu’elle était la seule et la bonne.
Les deux options sont donc valables à condition de les doser efficacement et de savoir sur qui, où et quand utiliser l’une ou l’autre.
Une contrainte extrême peut entrainer la reddition, mais seule la conviction enracinée dans l’esprit adverse qu’il lui est profitable de se soumettre provisoirement à notre volonté peut parvenir au but. « Provisoirement », car l’effet final recherché est bien qu’il use à nouveau de sa pleine liberté d’action dans le sens que nous souhaitons, et non contre lui comme auparavant.
Au final, la contrainte apparaît donc plus comme une voie, délicate et dangereuse, mais qui doit toujours avoir pour but ultime de convaincre, que comme une fin en soi.
Les armes de la contrainte existent en grand nombre et nous les manions généralement efficacement. Mais c’est la conviction de l’autre qu’il nous faut en fait emporter. Conquérir l’esprit et non le terrain, prendre la volonté adverse, se l’accaparer en tout ou en partie, jusqu’à la modeler pour qu’elle finisse par bien vouloir coexister avec la nôtre, tel est peut-être le seul moyen d’arriver à un état de paix, un état sans guerre ouverte du moins, meilleur que le précédent.
Je ne possède pas la réponse définitive à toutes ces questions, mais seulement une conviction : la paix « pacifiste » est une illusion, car le monde à venir sera fait de forces immenses, matérielles comme immatérielles, qui s’entrechoqueront sans cesse avec plus ou moins de violence. Seules les puissances qui auront forgé en amont les outils adéquats, et dans tous les champs sociétaux, pourront exercer pleinement leurs libertés d’action.
Les autres seront soumises par plus puissantes et ambitieuses qu’elles, contraintes ou convaincues.
[1] Attention, il s’agit d’une citation reprise largement hors contexte et qui ne saurait résumer à elle seule toute la densité d’un ouvrage essentiel à plus d’un titre, et dont nous aurons l’occasion de reparler prochainement.