« Connais-toi toi même », l’injonction est bien connue. Mais ce que les autres croient connaître de nous, cherchons-nous à le savoir vraiment ? Non, la plupart du temps le silence est d’or pour préserver les bonnes relations, et il faut un jeu bien spécial pour que les personnages du roman d’Alice Ferney se confrontent à l’opinion de leurs proches.
C’est l’anniversaire de Théo. Pour ses 20 ans, son grand frère Niels lui offre un jeu de société portant en gros la mention « Personnes susceptibles s’abstenir » et invite les amis réunis là, ainsi que Moussia, la mère, à y jouer pendant la soirée. La règle du jeu ? Chaque joueur détient un certain nombre de cartes de jeu qui comportent chacune une question différente. Chacun son tour doit poser une de ces questions à un autre joueur, en même temps qu’il doit y répondre lui-même en notant sa réponse sur un papier (sans donner sa réponse tout de suite). Ces questions sont souvent vicieuses : « Qui parmi les joueurs aime le plus l’argent selon vous ? » ; « Mentez-vous… tout le temps sans raison, un peu par nécessité ou jamais ? » ; « Quel joueur mène la vie qui vous attire le moins ? » et ainsi de suite. Une sorte d’action-vérité mais qui ne concerne pas que soi-même, mais aussi la vision que l’on a de ses proches. Si le joueur questionné répond la même chose que le joueur questionneur, ce dernier a le droit de retirer la carte de son jeu. Le gagnant est le premier à ne plus avoir de cartes, donc celui qui a su le mieux calculer à qui poser ses questions et anticiper la réponse que ses questionnés fourniraient (donc celui qui a le plus de finesse psychologique concernant « les autres ») pour être sûr que ses questionnés répondent la même chose que lui. Retors, hein ? Si vous n’avez pas tout compris, c’est normal, les personnages du roman eux aussi mettent du temps à comprendre la règle… et ses implications sur les relations affectives qu’ils cultivent entre eux : amicales, fraternelles, filiales, amoureuses.
Forcément, le pitch du roman est captivant. Il se déroule le temps d’une soirée, en vase clos et mêle quantité de ressorts psychologiques : des ficelles que j’apprécie beaucoup dans une lecture.
Il suscite la réflexion philosophique de base : qui suis-je ? Ce que je crois savoir de moi-même, avec toutes les zones d’ombres que j’esquive ou ne vois pas (ce qui revient souvent au même) ? Freud nous a montré il y a longtemps déjà que ce que nous savons de notre « moi » ne recouvre pas l’intégralité de notre être. Mais alors, la vérité de notre être se situe-t-elle dans l’image que nos proches ont de nous ? Entre les deux ? Ou est-elle liée à un Être extérieur (Dieu ? Là c’est moi qui pose la question ;-) ).
Comme certains personnages l’avaient prédit, le déroulé du jeu provoque des discussions houleuses (« Quoi, c’est ce que vous pensez que je suis ? Mais vous vous trompez complètement ! »), des jalousies et des colères, et fait affleurer des blessures anciennes. Beaucoup vont tenter de mettre fin au jeu, avant même qu’il ne commence, mais le jeu se poursuit grâce à la dynamique (ou l’inertie) du groupe jusqu’à faire advenir des révélations explosives qui vont reconfigurer à jamais certaines de leurs relations.
J’ai aimé cette réflexion sur l’impossibilité d’être absolument transparent à soi-même et aux autres et sur le bien-fondé ou non de la franchise totale, même entre amis, entre fiancés, entre mère et fils, entre frères.
En tant que lectrice, je me suis identifiée à divers endroits à certains personnages, notamment féminins bien-sûr : « ah oui, j’aurais réagi comme ça moi aussi ! » ou « non, ça j’aurais su l’encaisser sans broncher. » (Enfin, plus facile à dire qu’à faire ! L’amour-propre peut nous piéger. L’une des filles se dit en elle-même « quoi qu’il arrive, je garde le sourire » et elle est la première à s’enflammer). D’autres m’ont au contraire horripilée par leurs scrupules et leurs états d’âme languides (comme la mère, Moussia).
La forme du roman est originale : la première partie, « choses pensées », est la collection des pensées informulées des personnages au cours du jeu ; la deuxième, « choses dites » n’est composée que de leurs dialogues et ferait une bonne base de pièce de théâtre ; la troisième, « choses rapportées » est une sorte de récit narratif, mêlant les réflexions des personnages et l’analyse de leurs actions ou réactions, dans un chassé-croisé entre le point de vue interne et le point de vue externe. Le narrateur ne choisit pas un point de vue par rapport à l’autre pour analyser de quoi sont faits des hommes et des femmes en particulier.
Ce que j’ai moins aimé, c’est le style : des phrases courtes, un ton impersonnel, des énumérations, des répétitions, beaucoup de points d’interrogation… Ce n’est pas très fluide, ça en devient « précieux » et disons-le, « QQ », d’autant que certaines situations ne sont pas très crédibles (des jeunes qui remâchent sans arrêt leurs questions existentielles, qui s’appellent « Claude » en 2006 – haha – qui portent des vestons croisés à 20 ans… Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais cela rend le tout légèrement « empaillé »). Ainsi, je n’ai pas tout-à-fait « accroché » avec le monde littéraire d’Alice Ferney et son manque de spontanéité, de fraîcheur.
En fin de compte, une lecture à la fois stimulante et plaisante mais qui manque de souffle et d’ampleur.