En finir avec Eddy Bellegueule : construction littéraire inachevée
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Tout va si vite pour Edouard Louis qu’on ne peut qu’être inquiet. Normalien, directeur de collection, organisateur de colloque, coordinateur d’ouvrage collectif, le jeune homme connaît maintenant le succès avec le récit de son enfance dans un village picard, rétrograde et homophobe.
Certains se sont demandés si l’auteur n’avait pas noirci le tableau. Le doute est venu de ce que le livre est présenté comme un « roman », même si Louis a affirmé que le mot « roman » ne devait pas être forcément assimilé à « fiction » ; qu’il faudrait l’entendre ici comme « travail de construction littéraire qui permet justement d’approcher la vérité. » A ce prix-là on peut appeler roman n’importe quel livre qui ne se donne pas pour but de mentir sans vergogne… Louis ajoute : « la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître. » On comprend que ce qui importe, c’est la signification intime d’une période de l’existence, « son essence volatile et pénétrante », à laquelle la littérature seule peut atteindre.
En finir avec Eddy Bellegueule
On est d’autant plus surpris de trouver un texte qui fait alterner le ton du mémorialiste (« bien des années plus tard », « pour la dernière fois de ma vie ») et le style du sociologue, avec cette façon de transformer la moindre observation en concept, à grand renfort d’italiques (« Elle devait tremper ses mains dans l’eau tiède pour apaiser ses articulations douloureuses, la maladie des caissières », « tous ces affects que l’on regroupe sous le nom d’ adolescence »). Même quand Louis évoque son cousin Sylvain, un « dur » qui a refusé de retourner en prison, et que Louis suggère un parallèle avec son propre désir de liberté, sa propre évasion, au moment même de réunir sur la page ces deux destins, de faire acte de romancier, il se défile, grâce à des parenthèses : « Il avait mis en place un programme, minutieusement, passant des heures, des nuits à en rêver sur son lit, à organiser ses jours de liberté à venir avec l’excitation d’un enfant… (je ne fais ici qu’essayer d’imaginer, de reconstituer l’état d’esprit de mon cousin à ce moment-là.) »
La littérature, si c’est à cela que Louis aspire, exige un peu plus de risques.
Sébastien Banse
En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis Seuil, 2014, 224 pages, 17 €