Marx, dit André Tosel, a été simplifié en fonction des besoins propres aux lignes politiques officielles, des exigences de la tactique, il a été souvent utilisé de manière manipulatoire au sein d’une orthodoxie qui était celle du marxisme-léninisme. Les contributions des autres marxistes – à commencer par celle du plus grand des hérétiques Trotsky, pour ne rien dire des théoriciens des conseils comme Rosa Luxemburg, Max Adler, Pannekoek, Korsch –, ont été soit vilipendées sans être lues, soit purement et simplement ignorées en raison de l’insondable inculture théorique des directions ouvrières. Les préjugés et les a priori du combat politique, le sectarisme stalinien ont rendu impossibles une liberté intellectuelle minimale pour rendre justice aux analyses des opposants. Cet ostracisme permanent, cet obscurantisme revendiqué ont été la règle qui a été appliquée aux rares débats autorisés à l’intérieur du PCF, et ils ont conduit à la marginalisation de penseurs de réelle valeur. Tel fut le sort réservé à Henri Lebfevre, le théoricien le plus important en activité depuis l’avant 1939 et auteur d’ouvrages réellement théoriques, dont La somme et le reste, fut éreinté par Lucien Sève qui a par ailleurs exprimé ses regrets.
Lisons André Tosel.
Michel Peyret
André Tosel, le marxisme du 20e siècle
Les études ici rassemblées ont été rédigées dans les années 1996-2007. Elles appartiennent à un genre littéraire modeste et généralement considéré comme mineur, l’histoire de la pensée ou des idées. Elles sont consacrées à l’examen de quelques moments importants de l’histoire dite des marxismes et de certaines interprétations de Marx. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette histoire n’a pas connu en France de développement alors que le marxisme a sur le plan idéologique et politique joué un rôle important au 20e siècle, notamment depuis les années 1930 et jusqu’au début des années 1980. C’est la modalité de cette présence qui explique l’état et nature de ce faible développement. L’œuvre de Marx a été liée à la politique du Parti communiste français et aux vicissitudes des groupes communistes dissidents comme surtout tous ceux qui se sont revendiqués de Léon Trotsky et à un moindre degré à celles des groupes anarchistes ou libertaires.
Cette œuvre elle-même s’est diffusée de manière discontinue en raison de sa propre configuration. Marx a peu publié en comparaison de la masse des écrits de travail plus ou moins élaborés qu’il nous laisse : en France ont été disponibles tout d’abord le Manifeste du parti communiste, Misère de la philosophie, la Contribution à la critique de l’économie politique, le livre 1 du Capital, quelques textes historiques. Engels avec son Anti-Dühring et ses études historiques a été le pédagogue du marxisme en France comme ailleurs. Il a fallu attendre les années 1930 pour que soient découverts les textes qui seront disponibles et un peu lus surtout après 1945, comme les Manuscrits de Paris (1844), L’Idéologie allemande(1845-1846). Il a fallu les années 1950 pour que soient présentés par les éditions du Parti communiste, les Éditions sociales, les livres 2 et 3 du Capital dans la version d’Engels et de Kautsky, les années 1960 et 1970 pour que soient traduits les Grundrisse, les Fondements de la critique de l’économie politique (1857-1858), les Théories sur la plus value, et le Manuscrit de 1861-1863. La première édition un peu générale de Costes et Molitor a eu le mérite de donner une meilleure vision d’ensemble notamment en ce qui concerne les articles des années 1841-1844. Une édition comparable à la MEGA allemande n’a jamais existé en France. Les volumes édités par Maximilien Rubel pour le compte de la Bibliothèque de la Pléiade des Éditions Gallimard sont soignés mais leur principe est discutable. Il est thématique puisqu’il réunit les textes en distinguant de manière académique la philosophie, l’économie, la politique, alors que la pensée de Marx remet en cause ces divisions. Malgré les efforts de Lucien Sève, les Éditions Sociales n’ont pas donné une édition scientifique chronologique. Le projet a existé, mais il été interrompu faute de moyens, lors du déclin du PCF. Il faut savoir qu’en Italie une édition scientifique a pu être publiée.
Autant dire que Marx lui-même n’a pu être lu en France avec profondeur que peu et tard et surtout par des théoriciens germanistes. Cela n’a pas empêché l’existence des marxismes et d’intellectuels et de militants se disant marxistes. D’autre part, les interprétations marxistes dites orthodoxes – celles qui ont été entretenues par les social-démocraties de la 2e Internationale ou plus tard par les partis communistes marxistes-léninistes de la 3e Internationale – ont été, jusqu’à l’effacement de la question politique du communisme, marquées par la méconnaissance du caractère essentiellement inachevé de la critique marxienne de l’économie politique, du caractère problématique de son rapport à la philosophie, des lacunes de sa théorie politique.
Marx a été simplifié en fonction des besoins propres aux lignes politiques officielles, des exigences de la tactique, il a été souvent utilisé de manière manipulatoire au sein d’une orthodoxie qui était celle du marxisme-léninisme. Les contributions des autres marxistes – à commencer par celle du plus grand des hérétiques Trotsky, pour ne rien dire des théoriciens des conseils comme Rosa Luxemburg, Max Adler, Pannekoek, Korsch –, ont été soit vilipendées sans être lues, soit purement et simplement ignorées en raison de l’insondable inculture théorique des directions ouvrières. Les préjugés et les a priori du combat politique, le sectarisme stalinien ont rendu impossibles une liberté intellectuelle minimale pour rendre justice aux analyses des opposants. Cet ostracisme permanent, cet obscurantisme revendiqué ont été la règle qui a été appliquée aux rares débats autorisés à l’intérieur du PCF, et ils ont conduit à la marginalisation de penseurs de réelle valeur. Tel fut le sort réservé à Henri Lebfevre, le théoricien le plus important en activité depuis l’avant 1939 et auteur d’ouvrages réellement théoriques, dont La somme et le reste, fut éreinté par Lucien Sève qui a par ailleurs exprimé ses regrets.
Les débats internes entre théoriciens marxistes, effectivement soucieux de prendre Marx au sérieux et de confronter sa pensée aux défis de l’histoire, n’ont pas été meilleurs. Ignorances réciproques et interprétations hâtives ont caractérisé les polémiques. Le plus important des penseurs communistes après Henri Lefebvre, Louis Althusser, n’a jamais pris en compte ce dernier, pas plus qu’il n’a jugé utile de répondre à certaines objections sérieuses de Sève. Des œuvres devenues aujourd’hui essentielles, comme celle de Cornelius Castoriadis ou de Jean-Paul Sartre – celui de la Critique de la raison dialectique –, ou encore celles d’Eric Weil et de Maurice Merleau-Ponty, n’ont pas reçu des marxistes français, orthodoxes et hérétiques, l’attention qu’elles méritaient. Même remarque pour des apports plus récents comme ceux de Guy Debord ou de Gilles Deleuze.
Le marxisme en France a vécu en circuit fermé et a confondu critique intellectuelle et polémique. Les marxistes ont souvent conduit leurs débats en confondant lutte pour le pouvoir symbolique et intervention politique. Les élaborations qui ont compté ont toujours été caractérisées, inversement, par leur capacité à investir les points hauts de la pensée et à mesurer leur interprétation de Marx au sein de ces confrontations. Lefebvre a su s’approprier certains thèmes de Nietzsche, de la critique surréaliste et situationniste. Althussser a interrogé l’apport du structuralisme (Braudel, Levi-Strauss, Lacan, Foucault) et la tradition de l’épistémologie historique française (Bachelard, Canguilhem). Cependant cela n’a pas suffi pour rendre possible un début d’historicisation « marxiste » des divers courants qui se revendiquaient du marxisme. Les règles minimales d’objectivité historique et de reconstruction théorique interne ont rarement été appliquées.
Le provincialisme français a contribué a aggravé la situation. Les grandes œuvres des marxistes créateurs du siècle ont été méconnues : le jeune Lukács, celui d’Histoire et conscience de classe, refait surface à la fin des années 1960, notamment autour des révoltes de 1968, mais le dernier Lukács, celui de l’Ontologie de l’être social et de l’Esthétique, est inconnu. L’œuvre d’Ernst Bloch a une réception confidentielle malgré l’existence de traductions. L’école de Francfort a moins été suspecte, sans doute parce que le scepticisme qui caractérise ses productions est entré en syntonie avec la critique heideggerienne de la modernité. Walter Benjamin a fait un peu exception en raison de sa dimension de théologien négatif et de théoricien de la modernité esthétique. Gramsci, longtemps jugé peu fréquentable par les dirigeants communistes, a eu son heure dans les années 1970, mais il a désormais disparu de la scène française, au moment même où les Éditions Gallimard présentaient les Cahiers de prison. Trotsky, quant à lui, n’a intéressé que les trotskistes. Certaines figures sont demeurées de simples noms, comme Karl Korsch, ou Max Adler, le plus riche penseur de l’austro-marxisme. Si nous sortons du cercle de ces auteurs, la même constatation s’impose. Des œuvres de théoriciens de l’économie et de la politique aussi significatives que celles de Boukharine, Hilferding, Mattick, Renner et Neumann sont demeurées confidentielles.
Les études que nous présentons essayent d’éviter à la fois le sectarisme partisan et le conformisme académique ; elles tentent une lecture conforme aux canons de la critique sans renoncer à assumer un engagement éthico-politique raisonné. Au lecteur de juger si cette double résolution est honorée. Elles ne sont pas les seules en leur genre en France. Nous pouvons et devons faire état des recherches qui ont entendu suivre cette voie, qu’il s’agisse de celles de Jacques Texier et de Christine Buci-Gluscksman sur Gramsci, de Georges Labica sur Lénine et le stalinisme, de Lucien Sève sur Lénine, de Nicolas Tertullian sur Lukács et Bloch, d’Arno Munster sur Bloch et Benjamin, du regretté Jean-Marie Vincent sur Adorno et Horkheimer, de Gérard Raulet sur ces mêmes théoriciens de l’école de Francfort, de Michael Löwy et de Daniel Bensaïd sur Benjamin encore, d’Étienne Balibar et de Pierre Raymond sur Althusser. Nous nous excusons d’éventuels oublis.
Il faut toutefois remarquer qu’en notre pays il n’existe pas d’histoire analytique des marxismes après Marx produite par des Français. La meilleure histoire d’ensemble due à un auteur est celle du philosophe polonais, ex-communiste mais passé en Angleterre, Leszek Kolakoswski, sérieuse et informée, très marquée par l’échec du communisme soviétique (ce qui se comprend). Il s’agit de Main Currents of Marxism. Its Rise, Growth, and Dissolution, trois volumes (1978), partiellement traduite en français chez Fayard (deux volumes sur les trois). Elle venait à la suite de L’Histoire du marxisme du croate Peter Vranicki (1970) et des études de l’allemand I. Fetscher, Karl Marx und der Marxismus (1967). Il existe des histoires collectives du marxisme comme la Storia del marxismo contemporaneo des Annali Feltrinelli (1973) qui a été partiellement mise à la même époque à la disposition du public français (collection 10/18), mais elle a disparu depuis du catalogue. Aucune traduction n’a été faite, par contre, de la grande Storia del marxismo, dirigée entre autres par Eric Hobsbawm et Georges Haupt, en cinq tomes très riches, publiée entre 1978 et 1981 par Einaudi. Nous devons cependant noter quelques exceptions en France même, mais elles remontent aux années 1970 : il s’agit de P. Souyri Le marxisme après Marx(1970), de P. et M. Favre, Les marxismes après Marx (1970), d’André Tosel « Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917 », dans l’Histoire de la philosophie (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1974 ; réédition Folio, 1999). Le Dictionnaire critique du marxisme, dirigé par Gérard Bensussan et Georges Labica (PUF, 1985) a pu donner des indications utiles, tout comme leDictionnaire Marx contemporain, dirigé par Jacques Bidet et Eustache Kouvelakis (PUF, 2001) a pu compléter des lacunes.
Beaucoup reste néanmoins à faire si nous voulons être équitables avec la pensée du 20e siècle et les marxistes hérétiques et critiques qui ont tenté de donner un second souffle à l’œuvre de Marx et de comprendre ce qui se passait dans le premier pays à avoir réussi une révolution qui se voulait communiste, à savoir l’Union soviétique (1917-1991). Il faudra ouvrir à nouveaux frais la question de Lénine et du bolchevisme, celle de Staline, inventeur du marxisme-léninisme, celle de Mao et de la révolution culturelle chinoise, la question de la réussite momentanée et de l’échec des révolutions communistes, de leurs promesses et de leur grandeur, de leurs horreurs et de leurs erreurs, de leur échec final. La critique soutenue tout au long du siècle par le libéralisme social et par le libérisme pur et dur doit être rééxaminée : Weber, Croce, Kelsen, Schumpeter, Bobbio, Aron, tout comme Pareto, Hayek, von Mises, doivent être réentendus. Lénine, le théoricien et le politique qui a orienté de manière décisive le marxisme du siècle et l’expérience soviétique, doit être confronté à ces critiques. Font partie de cette histoire et de ce débat les penseurs « maudits » du nazi-fascisme, comme Gentile et Carl Schmitt. Ce retour critique sur la fonction effective des marxismes orthodoxes et hérétiques dans l’histoire du siècle passé ne peut se résumer à la seule victoire du libéralisme. Quel libéralisme d’ailleurs ? La phase actuelle de la mondialisation capitaliste fait apparaître à nouveau les tensions, les limites du capitalisme, sans que soit disponible une pensée critique capable à la fois de tenir compte des dures leçons de l’histoire et d’affronter la période dans sa nouveauté. Les études ici réunies se veulent des contributions inscrites en cette perspective.
Il faut situer de manière plus précise ces recherches, les situer en un cadre historique et politique. Nous pouvons suivre la périodisation de Kolakowski telle qu’elle est reprise et modifiée par le philosophe italien Costanzo Preve. Ce dernier, dans un ouvrage provocateur mais stimulant, Storia critica del marxismo. Dalla nascita di Karl Marx alla dissoluzione del comunismo storico novecentesco (2007) distingue trois périodes.
La première période commence avec l’ouvrage de référence de Friedrich Engels, l’Anti-Dühring en 1875 et elle s’achève en 1914 avec la première guerre mondiale. Elle correspond à la 2e Internationale. C’est celle de la fondation. Elle connaît l’émergence des partis sociaux-démocrates et l’affirmation du mouvement ouvrier. Ces partis se rapportent inégalement à Marx, mais certains sont officiellement marxistes, en particulier la social-démocratie allemande dominée par Bernstein et Kautsky qui sont les héritiers testamentaires d’Engels et contribuent à la publication des manuscrits inédits de Marx. La crise du révisionnisme en 1899-1900 fait apparaître des hésitations politiques de fond. Les révisionnistes – Bernstein, Jaurès d’une certaine manière en France – refusent de continuer à se référer à la perspective d’une révolution violente et à la dictature du prolétariat. Ils définissent le socialisme dans le cadre d’une république démocratique et d’une socialisation de l’économie. Les orthodoxes, avec à leur tête Kautsky en Allemagne et Plekhanov en Russie, acceptent la démocratie comme moyen mais affirment la nécessité de l’extinction de l’État et d’une certaine violence révolutionnaire, sans y croire vraiment. Ce débat peut aller jusqu’à la remise en cause de certaines prévisions jugées économistes et catastrophistes de Marx, à l’élimination de la philosophie objectiviste de l’histoire et de la théorie de la valeur travail. Une aile gauche entend réellement poursuivre la réflexion et réorienter la politique par-delà le débat en un sens effectivement révolutionnaire, avec Rosa Luxembourg en Allemagne, le jeune Lénine en Russie qui apportent tous deux des éléments d’analyse importants sur l’accumulation mondiale du capital, mais se divisent sur la question de l’organisation, et de la démocratie. Le théoricien le plus aigu demeure l’italien Antonio Labriola. Ni les uns ni les autres ne peuvent empêcher l’intégration étatique des partis sociaux-démocrates, la sclérose de l’orthodoxie et l’impuissance du réformisme. L’Internationale se veut pacifiste, mais elle ne comprend pas en sa majorité la fonction des impérialismes coloniaux, elle se laisse nationaliser. La guerre éclate et les partis votent les crédits militaires en attendant des jours meilleurs.
La seconde période (1914-1956) est celle de la construction communiste après la victoire de la révolution d’octobre 1917 et la création du premier État prolétarien, l’URSS. Elle est fondée par Lénine, stratège hors pair, capable de transformer la lutte pour la paix en guerre civile révolutionnaire. Elle intègre la 3e Internationale qui fonctionne de 1917 à 1945 et accompagne un formidable mouvement de libération nationale des pays dominés par le colonialisme et l’impérialisme. Elle s’achève avec le 20e congrès du Parti communiste de l’URSS en 1956 qui reconnaît les crimes de la période stalinienne et ébranle irréversiblement le mouvement communiste mondial. Ce dernier semblait avoir alors atteint un apogée dans la mesure où la dictature stalinienne semblait avoir réussi, une fois éliminées toutes les oppositions internes, à construire une économie planifiée relativement stable et à procurer des conditions minimales d’existence aux travailleurs, malgré les terribles répressions exercées sur la paysannerie et les militants oppositionnels.
Cette apogée se fortifiait aussi de la victoire remportée sur l’Allemagne nazie, de la constitution d’un camp socialiste en Europe orientale, de l’organisation en certains pays (France, Italie) de partis communistes populaires, de la victoire des communistes en Chine (1949) et du mouvement anti-impérialiste impulsé par la révolution bolchevique. Cette construction était la base de référence de la nouvelle orthodoxie, le marxisme-léninisme, forgée par Staline. Cette doctrine avec sa division en matérialisme dialectique, supposé être au sens le plus métaphysique le fondement de la philosophie marxiste, et en matérialisme historique, posé comme la vraie science de l’histoire des sociétés humaine et de l’édification du communisme, devient, dès les années 1930, une orthodoxie au dogmatisme obscurantiste. La liberté de pensée devint impossible et de nombreux savants et dirigeants de valeur finirent dans les camps du goulag.
Par bien des aspects cette doctrine maintenait et durcissait des traits de la première orthodoxie – économisme, croyance en des lois de l’histoire, culte de l’organisation, perspective utopique de l’extinction de l’État et des classes. Mais elle les reformulait dans le sens d’un volontarisme forcené qui justifiait tous les choix tactiques de la direction politique et d’un nihilisme éthique total, fondé sur le fétichisme du parti. De toute manière, ce corpus devint une idéologie de légitimation pour une nouvelle formation sociale de classe non prévue par Marx. La prise de conscience des limites de cette construction est l’élément qui unit les intellectuels marxistes capables de penser.
La question de la contrainte, de la place de la dimension éthico-politiqiue, de l’hégémonie intellectuelle et morale, la critique de l’économisme et du culte des forces productives, la prise de distance avec le déterminisme au nom de la possibilité réelle et de l’action, la nécessité de bien comprendre l’apport de Marx dans son rapport à Hegel constituèrent le fonds commun des grands hérétiques. Lukács, Bloch, Gramsci, Korsch, la première école de Francfort entrèrent en lice. Ils s’adressèrent au Prince moderne pour qu’il se réformât, mais ils ne purent rien sur le plan politique, s’ils sauvèrent l’honneur du marxisme théorique. De toute façon, ils butèrent sur la question de la nature du nouvel État soviétique, et, tout en le critiquant, beaucoup eurent à se mesurer avec la thèse de Trotsky. La nouvelle construction, pour ce dernier, reposait sur un mélange contradictoire de rudiments de socialisme et de capitalisme d’État bureaucratique Cette thèse fut âprement discutée selon un spectre étendu de positions.
À un pôle, certains pariaient sur la nature encore potentiellement révolutionnaire de l’État soviétique et travaillaient à sa réforme en incluant un moment démocratique (Gramsci, Bloch, Lukács). À un autre pôle, d’autres concluaient que la révolution avait échoué et s’était transformée en une nouvelle dictature vouée à mêler économie commandée et régression politique et culturelle (Horkheimer, Adorno, Korsch). De toute manière, la nécessité de faire bloc contre le nazisme contribua pour un long moment à resserrer les rangs, puisque l’encerclement capitaliste permanent avait imposé un état d’urgence devenu normalité et empêché toute évolution dans le sens d’une hégémonie des masses subalternes fondée sur un centralisme organique et non bureaucratique.
La troisième période est celle de la dissolution du marxisme en rapport complexe avec l’autodissolution de l’URSS et du communisme du siècle en 1991. Tout se précipite alors. En 1956, la révolte hongroise, les mouvements de dissidence en Pologne et ailleurs font apparaître le déficit démocratique du bloc soviétique. Le mouvement international se divise très vite à son tour. la Chine de Mao dénonce le révisionnisme d’une direction soviétique devenue nouvelle classe dominante, incapable de dynamiser l’économie planifiée et de libérer une culture aux ordres. La Révolution culturelle a pu même faire croire à certains (Althusser et son groupe) qu’elle commençait une critique de gauche du stalinisme fondée sur une mise en mouvement des masses. En fait, c’est la révision de type démocratique qui constituait l’espoir dominant dans beaucoup de cercles communistes et l’on faisait du Welfare State l’antichambre d’un communisme démocratique.
Ce fut la brève période de l’eurocommunisme en France, Italie, Espagne et de l’humanisme marxiste à l’Est. Mais ce courant ne put jamais en fait préciser quelle était la différence entre l’eurocommunisme et le retour à une social-démocratie puissamment réformatrice. De fait, les divisions du camp socialiste, le durcissement du contrôle soviétique en Europe de l’Est (Pologne, Tchécoslovaquie, République démocratique allemande) pesaient lourd. C’est en 1968 que cette période pivote, puisque tous les courants, tous les marxismes se manifestent : émergence de la plus puissante démonstration de force du mouvement ouvrier en Europe, soulèvement de la Tchécoslovaquie soutenue par les communistes réformateurs, insurrection libertaire de la jeunesse étudiante et du féminisme, effervescence de la révolution culturelle, rayonnement de la lutte anti-impérialiste à Cuba de Castro, au Vietnam d’Ho Chi Min, où les soldats communistes obligent le colosse américain à se retirer vaincu.
C’est le moment où les grands hérétiques sont lus (Gramsci) ou donnent leurs œuvres les plus significatives (le dernier Lukács, Bloch). Le marxisme est déclaré par Sartre indépassable et devient référence obligée. Des penseurs de réelle stature, comme Lefebvre et Althusser en France, Della Volpe en Italie, Kosik en Tchécoslovaquie, tentent un nouveau rapport à l’œuvre de Marx, et s’efforcent d’historiciser le marxisme lui-même et de comprendre ce qu’est devenu la révolution d’octobre. 1968 est la dernière occasion d’une réforme intellectuelle et morale du communisme du siècle. Mais la pente de l’échec se précipite après 1968. La révolution culturelle se révèle inutilement terroriste et la nouvelle direction chinoise fait du parti unique l’agent d’une restauration capitaliste susceptible de donner au pays le statut d’une grande puissance. L’URSS ne réussit pas à se réformer. Étouffée aussi par la course aux armements imposée par les États-Unis, taraudée par les nationalismes réprimés, elle implose et se transforme en capitalisme d’État, la nomenklatura se recyclant en élite managériale nihiliste. Les pays capitalistes dominants font bloc autour de leurs entreprises internationales pour désagréger le mouvement ouvrier, contrôler la démocratie dans le sens du néolibéralisme. L’hégémonie gramscienne est réalisée sous un mode inverse que conforte le ralliement des partis socialistes à un social-libéralisme qui ne vit qu’en faisant valoir une différence marginale avec le libéralisme-libérisme.
Les États-Unis deviennent l’unique superpuissance et identifient l’ordre mondial à leurs intérêts géostratégiques. La nouvelle phase de mondialisation manifeste sa puissance puisque le capitalisme réussit à se développer en exploitant ses contradictions internes. La référence au marxisme s’efface, même si des travaux de valeur sont produits. Marx, en fait, cesse d’être lu. La figure emblématique de toute la période est celle de Louis Althusser : parti pour redéfinir la science marxienne du continent histoire, il inverse sa démarche, il salue la crise finale du marxisme et cherche une issue dans un matérialisme de la rencontre, attendant l’événement miraculeux qui fera pivoter l’histoire. Machiavel, Hobbes, Heidegger deviennent ses références. On passe d’un programme de reconstruction totale à une déconstruction radicale. Le marxisme est fini à tous les sens du terme. Il achève sa parabole avec le communisme et il est circonscrit en tant que configuration théorique.
Les études de ce recueil ont d’abord pour objet des élaborations qui appartiennent à la seconde période de l’histoire du marxisme, avec une importance particulière donnée à Gramsci considéré comme le penseur hérétique le plus organique et le plus complet. Elles ont encore pour perspective cette réforme intellectuelle et morale d’un prince qui s’est révélé incapable de se réformer. Sont pris en compte aussi des efforts peu connus de scientifiques français de haut niveau pour donner à la double thématique du matérialisme et de la dialectique un contenu irréductible à l’orthodoxie. La construction est jugée toujours possible et féconde comme l’illustre la réflexion de Lefebvre avant 1940 dans La conscience mystifiée. Les autres études en leur majorité s’inscrivent en la troisième période, celle de la dissolution du marxisme historique. Mais elles ne se veulent pas liquidatrices. Leur dimension critique est au service de la production d’une théorie critique à la hauteur du défi que constituent l’échec du communisme historique et l’hégémonie du capitalisme mondialisé.
Toutes présupposent la possibilité d’autres interprétations de Marx délivrées de la volonté d’orthodoxie, interprétations nourries de la confrontation avec les points hauts de la modernité théorique. Cette exigence est partagée par tous ceux pour qui la référence à Marx est celle tout à la fois, d’un classique et d’un chantier encore à explorer. Il est heureux par exemple que Jacques Bidet se soit confronté au meilleur de la tradition social-libérale de Rawls et d’Habermas dans son ambitieuse Théorie générale, qu’Hannah Arendt ou Cornelius Castoriadis soient exploités en ce sens par d’autres. Nous ne prétendons pas en ces études faire œuvre nouvelle, mais participer par la remémoration critique à une nouvelle donne. Ce qui est sûr c’est qu’est définitivement morte la vulgate qui a souvent été considérée comme le fonds commun des marxismes avec ses trois thèses : a) croyance historiciste en un sens téléologique de l’histoire ; b) foi économiciste dans l’appropriation illimitée des forces productives ; c) politicisme exclusif centré sur les luttes de classes gouvernées par des organisations aux prétentions totalisantes.
En fait, depuis 1991, comme le souligne Costanzo Preve, nous sommes entrés dans l’approfondissement de la mondialisation capitaliste. Pour le marxisme et l’étude de Marx et de ce qui s’est référé à lui, se pose la question de savoir si cette période est celle d’un post-marxisme destiné à se diluer en mille marxismes sans minimum théorique et politique commun ou celle d’une autre fondation de la théorie devenue capable de réfléchir ses limites, ses apories, de se reformer sur un autre continent avec d’autres confrontations, comme le montre l’essai consacré à la belle figure de Gérard Granel tentant de penser avec et contre Marx, Heidegger et Wittgenstein.
Le point de vue qui en définitive sous-tend notre cheminement est celui qui émerge du passage de la troisième période (relance de la construction communiste compromise) à la quatrième période ouverte encore qui se noue autour de la question « post-marxismes ou refondation du marxisme ? ». Cette question n’est pas tranchée. Elle ne cesse de nous travailler comme nous devons la travailler. Les œuvres théoriques françaises les plus significatives qui agissent en cette nouvelle période ne sont pas hostiles à Marx : Bourdieu, Deleuze, Foucault, Derrida, Badiou en sont la preuve. Toutes en conservent des éléments et en fournissent à leur tour d’autres qui sont autant de pierres pour une nouvelle construction. Un chantier s’ouvre et il a pour tâche une critique du capitalisme mondialisé.
Ce texte est l'introduction de l'ouvrage d'André Tosel, Le marxisme du 20e siècle, Paris, Syllepse, collection « Mille marxismes », 2009, 24 euros.