L'Islam a, aujourd'hui, des possibilités et des perspectivesd'expansion plus grandes encore qu'au temps où il atteignitson apogée : devant la double et irrécusable faillite du modèleaméricain et du modèle soviétique, il peut redonner uneespérance à un monde menacé, dans sa survie, par ce doubleéchec. Il le peut si, au-delà de tous les refus stérilisants del'« ijtihad » qui le condamneraient à une irrémédiabledécadence, il sait retrouver les principes vivifiants qui firentsa grandeur.A la différence de l'hindouisme et du bouddhisme, l'Islamne considère pas que le monde est un mal et que le salutconsiste, pour les individus, à s'en abstraire.A la différence du christianisme, il n'oppose pas « ce quiappartient à César et ce qui appartient à Dieu », et il nepréconise pas la vie monacale (LVII, 27).La foi et l'action ne font qu'un : la foi est l'intérieur dece dont l'action est la manifestation extérieure. L'une ne peutexister sans l'autre.L'intériorité n'est nullement sous-estimée : « Dieu nechangera pas la condition des hommes s'ils ne changent cequi est en eux-mêmes. » (XIII, II). La « Umma », la« communauté » musulmane, est une communauté, enprincipe universelle, définie non par la race, le territoire, lalangue ou la culture, mais par son seul but : réaliser sur laterre la volonté de Dieu, une communauté de la foi.Le Coran, lu avec des yeux neufs, apparaît alors dans savraie grandeur : dernière révélation, non parce que ceux quil'on reçue dans leur langue tiendraient le langage triomphalistede la « suffisance » et du « splendide isolement », mais aucontraire parce que vers elle convergent toutes les sagesseset les révélations antérieures.En elle, se résument tous les messages annonçant latranscendance, transcendance de l'homme par rapport à tousles déterminismes de la nature, transcendance de Dieu parrapport à toutes les pensées, toutes les amours, tous les projets,et toutes les actions des hommes.Nous ne considérons point cette religion telle qu'elle estaujourd'hui, mais à travers ce qu'elle apporta à l'humanisationde l'homme, et à ce qu'elle peut lui apporter encore si elleretrouve la fidélité vivifiante au dynamisme de sa révélationoriginelle, et non à la lettre mortifiante des dix derniers sièclesde ses traditions. Si l'on ne se contente pas de réciter desfragments du Coran, toujours les mêmes, triés depuis milleans, mais si on relit le message dans sa totalité organique,vivante. Si l'on ne confond pas le Coran, parole divine de larévélation, avec la parole humaine des traditions. Si l'onn'oublie pas que chaque verset révélé est « descendu » pourrépondre aux problèmes concrets posés à un peuple à unmoment de son histoire, et que la valeur éternelle de ces versetstient précisément à ce qu'elle n'est pas une formule abstraite,mais une réponse vivante à une question vivante, et qu'elleconserve pour nous, après quatorze siècles, sa valeur éternelled'interpellation pour nous appeler à découvrir, à partir d'elle,une réponse vivante aux questions vivantes de notre aujourd'hui.Si nous n'oublions pas, comme nous le rappelle sisouvent le texte coranique, qu'un Dieu transcendant parle unlangage qui déborde celui des hommes : celui de la parabole,pour orienter notre recherche de la vérité, et non pour nousla donner toute faite. Si nous nous souvenons que lesCompagnons du Prophète, les Califes « bien guidés », lesgrands jurisconsultes du passé, ont su, en créateurs responsables,trouver des solutions aux problèmes inédits de leur tempsdans un empire fort différent de ce qu'était la Communautéde Médine, et que leur être fidèle, ce n'est pas répéter leursparoles mais imiter leur exemple, leur démarche créatrice etresponsable : ils ont su résoudre, dans la voie juste de Dieu,les problèmes de leur temps : ils ne nous ont pas transmisdes recettes passe-partout, mais une méthode pour faire faceau nouveau.Ainsi seulement l'Islam redeviendra vivant, universel,ouvert à tous, comme il le fut en son principe.C'est comme tel, comme religion la plus oecuménique detoutes, qu'il peut rappeler aux hommes de notre temps, pourles sauver de la mort, les dimensions perdues de l'humanité :transcendance et communauté.En lui se résume le message essentiel dont le monded'aujourd'hui, sous peine de se détruire, a besoin.
Quelle peut être alors, dans cette symphonie de la foi de tousles mondes, la participation de l'Occident, de cette Europe quiest le seul continent où n'est jamais née une grande religion ?Son apport principal n'est pas la technique mais la critique.Non pas que la technique soit un apport négligeable, sila sagesse des hommes et la révélation de Dieu nous permettentde l'intégrer à nos vies d'une manière critique et sélective, afinqu'elle serve à l'épanouissement de l'homme et non à sadestruction.Mais la technique ne nous fournit jamais que des moyens,et nous risquons maintenant de mourir par excès de moyenset par absence de fins.Ce que l'Europe a apporté, de Socrate à Kant, deKierkegaard à Marx, de Nietzsche à Husserl, ce n'est pas lafoi, mais le doute.Ce doute est l'épreuve du feu nécessaire à toute foivéritable.Les réponses au problème du sens de notre vie et de notremort, du sens de l'épopée humaine, ont été découvertes depuisdes siècles.En Inde, avec les Védas et les Upanishads, en Chine avecle Taoïsme, en Iran avec Zarathoustra, en Afrique avec sesgrandes cosmogonies, en Amérique avec le Popol Vuh, auProche Orient avec Abraham, les prophètes d'Israël, lesÉvangiles, le Coran.Ces réponses ont été données dans des mythes et desrévélations.Les mythologies et les sagesses de l'Orient ont souventsuccombé à la tentation dogmatique de s'installer dans l'Êtreet de dire ce qu'il est. Mais elles ont apporté cette contributioninestimable : rechercher la réalité profonde, au-delà del'apparence ; situer l'homme dans cette réalité véritable ;dégager, à partir de là, les finalités, le sens, le but de l'actiondes hommes ; découvrir le point de référence à partir duquelpeut être évalué tout projet humain et toute réalisation : leMahabaratha de l'Inde et sa Baghavad-Gita, le Ramayana etson héros exemplaire Rama, ont instauré des valeursmillénaires.Les grands messages divins du Moyen-Orient, ceux de laThora et des Prophètes, ceux des Évangiles, ceux du Coran,ont relayé la sagesse des hommes par la révélation de Dieu,pour dire le sens et montrer la voie juste et les fins.Les mythes avaient prétendu être un savoir, c'est-à-direautre chose qu'une orientation « poétique » pour laconstruction d'un monde digne de ses héros légendaires et deses dieux. Les peuples qui ont reçu la « guidance » sous laforme de « révélation », ont conscience de ne pouvoir accéderà l'absolu par leurs propres forces, mais de recevoir cettepossibilité d'une initiative de Dieu, qui fait « descendre »vers eux Son message, alors que, dans la sagesse indienne parexemple, l'homme s'élève du « petit moi » à l'unité suprêmepar son propre effort, sans une révélation de Dieu lui tendantla main.Cette révélation des fins et du sens par un Dieutranscendant a connu, comme le mythe, sa récupérationdogmatique. Il ne s'agit plus ici de s'installer dans l'être etde dire ce qu'il est, comme dans la déchéance de la penséemythique, ou de prétendre parler, au nom de Dieu, dans lelangage des hommes, de se constituer en fonctionnaire del'absolu, et de confondre la parole de Dieu avec la parolehumaine.A trois reprises, le prophétisme a été récupéré par lepouvoir et les idéologies à sa dévotion.Pour le ' Judaïsme, les grands Prophètes messianiquesannonçaient le message universel. Amos vers 750. Esaïe vers740 avant notre ère. Trois siècles et demi après, en 398, étaitlue « la Loi », dans l'interprétation tribale d'Esdras et deNehemie exigeant la discrimination raciale et la répudiationdes femmes non-Juives, et instituant, dans toute sa rigueur,la domination des grands-prêtres.Le Christianisme connut une récupération semblableenviron trois siècles et demi après la naissance de Jésus : lemessage du Christ, annonçant le Royaume de Dieu, défianttoute hiérarchie en refusant à César le pouvoir sur les âmes,et montrant que la transcendance se révélait à travers le plusdémuni, est radicalement inversé à Nicée par la volonté del'Empereur romain Constantin (grand pontife, jusqu'à sondécès, des dieux païens, et converti, sur son lit de mort, parun prêtre arien, « hérétique »).
L'Islam n'a pas échappé à cette loi maudite de la « dixièmegénération », qu'évoque Mendenhall pour le Judaïsme. Dès lafin du IVe siècle de l'Hégire, se manifesta la tendance à « fermerla porte de l'Ijtihad » (de l'effort pour réfléchir sur l'interprétation).Sinon officiellement, du moins de fait, elle a été fermée.Après Al Ghazali (1059-1111), dans l'Islam officiel, en dehorsdes « soufis », désavoués par l'orthodoxie, règne la compilation,le commentaire littéral, le formalisme. Le Coran estemprisonné derrière une muraille de commentaires. Il cessed'être une interpellation éternellement vivante pour les générationsnouvelles de Musulmans : son sens a été fixé une fois pourtoutes sous la dynastie abbasside. Les monarques abbassides,à une époque où leur empire commençait à être menacé del'intérieur et de l'extérieur, et où, dans les peuples récemmentgagnés à l'Islam, beaucoup se disaient Musulmans pourbénéficier du statut des nouveaux maîtres, procédèrent commel'avait fait l'Empereur Constantin pour le christianisme :l'intériorité de la foi, et de la profession de foi ne constituaientpas un critère aisément saisissable pour distinguer le fidèle durebelle. Il fallait donc un critère visible, extérieur : le « bonMusulman » ne fut plus celui qui croyait en Dieu et au messagede son Prophète pour suivre la guidance de Dieu. C'était celuidont les pratiques extérieures, facilement repérables et strictementcodifiées, étaient conformes à une tradition immuable enses interdits comme en ses commandements.Ce fut le triomphe, pour mille ans, du formalisme, et dudogmatisme, dans la répétition mécanique et littérale desformules des Écoles en ce qui concerne l'interprétation duCoran.Ainsi commença et s'éternisa, depuis dix siècles, ladécadence du monde islamique.Une telle conception, aux antipodes de l'appel divin duCoran à la réflexion et à la recherche, condamne les paysmusulmans à un immobilisme qui les fait tomber dans lesbas-côtés du mouvement de l'histoire et empêche l'extensionde la foi islamique à l'échelle du monde, comme elle en avaitla vocation, avant de s'ensevelir dans le sommeil avec des chefspolitiques et des oulémas dont la fausse science était mémoireet non projet.
Quel peut être le rôle de la philosophie occidentale dansun authentique réveil de l'Islam : pas le réveil d'unsomnambule, mais le réveil d'un éveilleur ?Elle ne sait pas désigner à notre action des fins commele firent les mythes et les révélations de l'Orient. Mais ellepeut empêcher la dogmatisation des mythes, et la récupérationcléricale des révélations.De Socrate, nous n'avons qu'une connaissance légendaire,parce que, des témoins oculaires de son enseignement, l'un,Xénophon, général de cavalerie en retraite, était trop obtuspour dégager l'esprit et la méthode de son enseignement, etl'autre, Platon, trop génial pour ne pas substituer son propresystème aux interrogations du maître.Nous pouvons seulement, à travers ces indices, et à traversles moqueries démagogiques d'Aristophane, voir en lui « l'anzéro » de la philosophie occidentale. Il a fait table rase des« physiques », des métaphysiques, et des mythologies dupassé, pour inaugurer un nouveau départ : « Je ne sais qu'unechose, c'est que je ne sais rien. » A partir de là, interrogeantet désarçonnant les maîtres prétentieux d'un faux savoir, qu'ils'agisse de sophistes comme Protagoras, de généraux commeLâches, de prêtres comme Euthyphron, il a mené uneimpitoyable enquête critique pour tenter de dégager de leursfins partielles ce que pourraient être leurs fins dernières. Lesquestions sont certainement de Socrate, les réponses, plustardives, probablement de Platon.La philosophie occidentale ne s'est révélée vivante quelorsqu'elle a pris en charge les questions de Socrate et nonles réponses de Platon... ou d'Aristote.Malheureusement, le Christianisme, après Nicée, s'est faitl'héritier des réponses dogmatiques de Platon avec Saint-Augustin, ou d'Aristote avec Saint-Thomas d'Aquin, et il n'aretrouvé le questionnement de Socrate sur les fins qu'avecKierkegaard, au début du 19ee siècle, et Maurice Blondel, àl'aube du 20ee siècle.Entre les deux, régna le plus souvent le dogmatisme ousa négation.Ce qui a dominé, depuis la Renaissance, c'est sa négation.Avec la prétention de l'homme d'usurper la toute-puissancede Dieu. Avec Machiavel (1469-1527), apparaît la premièrelaïcisation radicale de la société qui n'a plus de finalitétranscendante : l'État n'a d'autre fin que lui-même, sa volontéde puissance et de croissance.
Kant représente l'apogée de la philosophie occidentaleparce qu'il en a dégagé le thème majeur : celui de la critique.Dans sa CRITIQUE DE LA RAISON PURE, mêmeengoncée dans le carcan des catégories d'Aristote et despostulats d'Euclide, il a sonné le glas du platonisme et de touteprétention dogmatique de s'installer dans l'être et de dire cequ'il est. Sa découverte fondamentale, la plus féconde de toutela philosophie occidentale, peut, très simplement, se formulerainsi : Tout ce que je dis de l'Être, de l'homme, de la nature,de l'histoire, et de Dieu, c'est un homme qui le dit. Telle estl'âme de la philosophie critique.Déjà, au niveau de la raison théorique, il a fait de la « choseen soi » un postulat, à la fois nécessaire et indémontrable.Indéfinissable par définition !Au niveau de la raison pratique celle qui traite des finset non des causes, il a dégagé les postulats de toute actionproprement humaine : liberté, immortalité, Dieu. Égalementnécessaires et indémontrables. Nullement arbitraires. Pas plusque le postulat d'Euclide ou celui de Riemann.La liberté, c'est-à-dire la possibilité d'une cause autonome,transcendant les déterminismes physiques sans les nier. C'estl'expérience la plus quotidienne : celle de l'homme pliant àses fins et organisant les déterminismes sectoriels. C'est aussiune vérité indémontrable, mais nécessaire, sans quoi laresponsabilité n'aurait aucun sens. Aucune action ni aucunemorale.L'immortalité, c'est l'affirmation qu'il existe un point deréférence, situé à l'infini, indépendamment de tous mes désirset de tous mes projets partiels, pour les juger et les évaluer.
1. Kant : CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE. Livre II, chapitres 4,5 et 6.Si ma vie était enfermée dans les limites de ma vie, un désirpartiel, de jouissance ou de pouvoir, pourrait être une fin ensoi, accessible avant ma mort. Ma volonté ne peut tenter decoïncider avec la Guidance de Dieu qu'en postulant l'effacementdes limites de la mort.Dieu enfin, que Kant appelle le « souverain bien », c'estle postulat de l'harmonie entre le bonheur et la vertu, entrela nature et la liberté. Le « souverain bien », c'est un autrenom du « Royaume de Dieu » des chrétiens, où causalitéet finalité ; cause première et fin dernière, ne font qu'un. Dire :Dieu, c'est postuler que la vie a un sens.Les Grecs, dit Kant, ne pouvaient résoudre ce problèmedu « souverain bien » parce qu'ils croyaient « suffisant »l'usage humain de la volonté et de la raison. Ils avaient faitde leur sage l'égal d'une divinité, les uns, les épicuriens,réduisant la vertu au bonheur, les autres, les stoïciens,réduisant le bonheur à la vertu.Lorsque Kant dit : « reconnaître tous les devoirs commedes ordres divins », il franchit le seuil le plus décisif de toutel'histoire de la philosophie occidentale : il reconnaît les finsdésignées, depuis des siècles, par les mythes et les révélations,mais en refusant la prétention de l'homme à parler et à agirau nom d'un Dieu transcendant, irréductible à nos moraleset à nos logiques. Mythes et révélations sont vrais. Ils nousdésignent nos fins dernières. Mais ce ne sont pas des savoirs.Ce sont des postulats. Nécessaires et indémontrables.Kant déchirait nos fausses certitudes avec une froideur descalpel.Sa postérité sera passionnée, véhémente.Kierkegaard, avec sa bouleversante évocation du sacrificed'Abraham, le père de la foi, dans CRAINTE ET TREMBLEMENT,nous fait partager l'angoisse de ce face-à-face de lasubjectivité et de la transcendance, au centre de toute sonoeuvre, et dégage ce caractère de postulat de la foi, au-delàde toute raison et de toute morale : la profondeur de la foidépend du doute qui l'habite et qu'elle surmonte, pour agir,par un surhumain et incessant pari.Karl Marx, autre héritier de Kant, proclame la « fin dela philosophie », c'est-à-dire de la philosophie de Y être pourinaugurer une philosophie de l'acte, qui a pour objet non plusd'interpréter le monde mais de le transformer. Pour devenirle sujet, l'acteur, de cette transformation, l'homme doit selibérer des « aliénations » et des « fétiches » qui ledépossèdent de lui-même, et d'abord de l'aliénation de sonpropre travail, dépouillé, depuis l'aube du capitalisme, de cequi est, en lui, spécifiquement humain : la fixation de ses fins,l'organisation de ses moyens, et la disposition de son fruit.Le CAPITAL est la critique militante de cette formidablealiénation.Nietzsche opère un passage à la limite de tout le criticismede Kant. Et c'est la subversion de toutes les valeurs quibrimeraient la vie dans son déploiement créateur. Il ne nousenseigne ni la foi, ni une vérité toute faite, mais il nous appelleau dépassement des fausses certitudes dont nous avons faitdes idoles. La critique de Kant est ici conduite à son terme :tout ce qui semblait acquis doit être passé au crible. Nietzscheécrit dans LE GAI SAVOIR (III, 269). « En quoi as-tufoi ? - En ceci : qu'il faut déterminer à nouveau le poids detoute chose. » Le dernier chapitre : « Le Crépuscule desidoles » s'intitule : « Le marteau parle », et nous apprenonsde ce briseur d'idoles que, selon le vers de Pouchkine, « lescoups de marteau brisent le verre et forgent le fer ».Le vrai Dieu n'a rien à craindre du marteau des briseursd'idoles, ni du doute angoissé de Kierkegaard, ni de la justecritique, par Marx, de « l'opium du peuple », ni duZarathoustra de Nietzsche.C'est servir le vrai Dieu que de pousser à son terme lacritique de Kant, à travers Kierkegaard, Marx, et Nietzsche,pour brûler dans leurs flammes les dernières scories de nosidoles, et revivre, avec Dostoiewski, l'an zéro de la morale,avec Einstein l'an zéro de la science, pour retrouver, dans lessciences, la pensée dans son unité avec la vie, et, dans lapolitique, l'histoire en train de se faire.
La plus grande leçon de cette fin du deuxième millénaire,c'est qu'aucune science et aucune politique ne peuvent nouspermettre d'échapper à la mort, si elles font abstraction dela dimension transcendante de l'homme, si elles font abstractionde Dieu.Le bilan de ma vie et de ma réflexion sur elle se résumenten ceci : une hypothèse de travail pour lire le monde, l'homme,et son histoire, et, en en découvrant le sens, d'agir pour lestransformer selon le message que Dieu a envoyé aux hommes.C'est peu, toute une vie, pour apprendre à déchiffrer cemessage, les « signes » que Dieu nous adresse, à travers lanature entière, l'histoire humaine, et les révélations desProphètes.Ce livre n'a d'autre but que de contribuer à l'alphabétisationd'un monde qui ne sait plus lire les « signes », le langageque Dieu nous parle.Pour les uns, les choses, comme les paroles, n'ont de sensque pour servir nos intérêts : ce ne sont que des instrumentsde manipulation.Pour les autres, le « surnaturel » existe, mais il a cesséd'être le ferment de la nature, de la vie, de l'histoire. Ils croientpouvoir le capter par le dogme, la liturgie ou le mythe, laparole indéfiniment redite, sans en chercher le sens toujoursnouveau, éternellement créateur.Je voudrais que ce livre soit considéré comme le « livrede bord » d'un demi-siècle de recherches tâtonnantes pourdécouvrir cette hypothèse de travail qui serait une introductionà la lecture des livres sacrés. Car l'homme n'est pleinementhumain que lorsqu'il prend conscience de sa dimensiontranscendante, c'est-à-dire lorsqu'il ne se considère plusseulement comme province d'une nature à conquérir pour latransformer en moyen pour servir ses fins, mais commeavant-garde d'une nature créée par Dieu, et tenant son senset son unité de cette création.L'homme est alors, de tous les êtres de la nature, le seulqui ait le privilège de la liberté, et de la responsabilité de nepas simplement obéir à la loi divine par nécessité, mais parchoix. Avec le risque de l'erreur et du crime, mais aussi avecla possibilité d'accueillir la révélation, d'en découvrir le sens,et d'y trouver guidance pour son action. Telle est la dimensiontranscendante de l'homme.Sa vie se joue sur cette lecture du message.C'est ce que l'Islam m'a appris de plus précieux.Ma vie n'a pas de sens si Dieu n'y parle pas.Et mon action plus d'âme. Elle devient action technique,et non témoignage sur le sens de l'histoire et participationà la continuation de cette histoire en train de sefaire.De telles remarques vont très au-delà de l'exégèse des textessacrés, et pas seulement du Coran.Nous avons dit déjà comment l'imagerie populairetraduisait en « miracles » la « bonne nouvelle » (l'Évangile)de Jésus : tout est possible à la foi.La foi naïve des disciples fait du Prophète un magicien :Moïse transforme un bâton en serpent, comme le fakir hindoujette une corde dans le ciel et l'escalade, comme Jésus faitmarcher les paralytiques et ressusciter Lazare, alors qu'il ditlui-même, à maintes reprises : ta f o i t'a sauvé. Il ne sauve pasà la manière dont on repêche un noyé : il éveille la puissancede la foi.Il n'est de « miracle », de rupture véhémente avec les« lois de la nature », que pour ceux qui ont une conceptionétroite de la « nature », surtout de la « nature humaine »,et qui font abstraction de la dimension transcendante del'homme. Les fondateurs de la médecine musulmane, Al Rhazi(Rhazes), ou Ibn Sina (Avicenne), qui pratiquaient, il y a dixsiècles, la « psychosomatique », avant qu'on ne lui donnece nom pompeux et dérisoire pour tenter d'effacer le dualismedésastreux de l'âme et du corps, considéraient l'homme commeun tout, et ne pensaient pas qu'on puisse le réparer commeun camion, par pièces détachées. Tous les moyens spirituelsétaient mis en oeuvre : du choc psychique à la sécurisationmorale, ou à l'harmonie de la musique, pour traiter desmaladies dites « physiques ». L'on « découvre » aujourd'hui,avec dix siècles de retard, le rôle que peut jouer le « moral »dans la guérison de la tuberculose, la cicatrisation d'une plaie,ou le sommeil dans certaines cures dermatologiques.Dans l'intervalle, à partir de cette vision mutilée del'homme, l'on entretient les superstitions de Lourdes, parceque l'on n'a pas reconnu le pouvoir véritable de la foi.La même vision infirme de l'homme, a empêché decomprendre les événements les plus bouleversants de lapolitique et de notre histoire.Il faut la pensée archaïque d'un général pour n'évaluer lesrapports de force qu'à partir de la « puissance de feu » etde la « logistique ».Comment Gandhi peut-il alors défier l'impérialisme le pluspuissant de son époque, et l'armée anglaise des Indes?Comment Mao peut-il réaliser la « Longue Marche », et,finalement, faire triompher la révolution chinoise contre lapuissance tellement supérieure des « seigneurs de la guerre »,de Tchang-Kaï-Tchek, et de leurs soutiens : les colonialistesoccidentaux et les États-Unis?Comment le peuple Vietnamien peut-il vaincre tour à tourla France et les États-Unis, avec un rapport de un à cent, puisde un à mille, pour la force des armes?Comment un peuple aux mains nues, en Iran, peut-ilabattre « la cinquième armée du monde » ?L'on ne peut rien comprendre à la puissance des levéesde la foi, ou même des révolutions, sans tenir compte de ceque Lénine appelait « le facteur subjectif », capable de briserle réseau des « conditions objectives ».L'on ne peut rien comprendre non plus, à la dégénérescencedes religions ou des révolutions, si l'on ne situe pas leur pointde régression au moment où la politique veut utiliser etcanaliser la puissance messianique de cette foi en la mettantau service d'une ambition limitée : c'est le moment oùConstantin s'empare du pouvoir des faibles, pour en faire uneforce militaire et politique, un instrument de l'Empire : « Tuvaincras par ce signe », celui de la Croix. Et le christianismevire de bord.C'est le moment où Théodore Herzl utilise ce qu'il appelle« la puissante légende » du « retour » pour substituer« L'État juif » (Judenstaat) au Dieu d'Israël.C'est le moment où Bonaparte canalise le dynamisme dela Révolution française, et devient « Robespierre à cheval »,non plus pour inaugurer un nouvel âge de l'homme, mais pourinstaurer l'hégémonie d'une nation.C'est le moment où Staline dogmatise la Révolutiond'Octobre pour en faire, non plus le ferment des espérancesde tous les opprimés, mais une forme nouvelle de l'oppression.Dans chaque cas, la puissance d'une levée de la foi estinsérée dans la trame des rapports de force, pour servir desfins relatives, des fins « humaines », au sens restrictif etinfirme du mot, et non plus l'espérance messianique aimantéepar des valeurs absolues.Une religion, comme une révolution, ne peut rester vivanteque par la conscience de sa relativité, de son « insuffisance» par rapport au sacré, c'est-à-dire aux valeurs absolues,qui l'empêche de se satisfaire de l'histoire et de lapuissance, et l'oblige à maintenir la béance de son ouverturesur l'infini.Honnis soient ceux qui veulent instrumentaliser l'enfer oule paradis : religions prometteuses d'un autre monde, ourévolutions qui sacrifient l'aujourd'hui du sacrifice à l'illusion
Bertold Brecht. 1898-1956
d'un lendemain où l'on pourrait s'installer dans la plénitudeet la suffisance.« Il faut changer le monde, disait Bertold Brecht,et puischanger ce monde changé. »C'est l'enseignement de tous les mystiques : il y a dixsiècles, Rabi 'a de Bassorah, se promenait dit-on, avec un seaud'eau dans une main et une torche dans l'autre, l'un pouréteindre les flammes de l'enfer, l'autre pour brûler les délicesdu paradis, car c'est offenser Dieu, disait-elle, que d'agir parl'appât des récompenses ou la crainte des châtiments, et nonpar amour de Lui et par joie de se soumettre à Sa volonté.Huit siècles après, la grande Sainte Thérèse d'Avila,exprimait la même vérité primordiale en un poème s'achevantpar ce cri de la foi véritable :« Quand même il n'y aurait ni de ciel ni d'enfer,Thérèse d'Avila. 1515-1582
Je le sais, ô mon Dieu, je t'aimerais encore.T'aimer est mon bonheur autant que mon devoir ;Ne m'accorde donc rien, même si je t'implore :L'amour que j'ai pour Toi n'a pas besoin d'espoir »Chez les deux mystiques, le jugement de Dieu n'est pointdans l'au-delà. Il n'est pas récompense ou châtiment aprèsl'acte. La récompense et le châtiment, le paradis et l'enfer,sont présents en chaque acte, comme Dieu y est présent. Cettefoi nous transporte au-delà de la mort. Elle est vie éternelleen chaque acte des jours. Elle porte en elle le jugement deDieu, dans l'éternité de l'instant. L'enfer est violation duvouloir de Dieu. Et le paradis soumission à cette volonté. Horsdu temps et en chaque instant. Dans la vie divine il n'y a pasd'avant ni d'après. Pas d'acte suivi d'une sanction ou d'unepromesse. L'acte porte en lui l'une et l'autre.Alain, qui fut mon maître au Lycée Henri IV, nous disait :« La vertu est sans consolation. » Cet incurable agnostiquem'a enseigné l'une des vérités les plus profondes de la foi.Il lui manquait seulement... Non ! il lui manquait tout :le sens de l'ouverture à ce qui n'est pas moi. Je ne l'ai pasaimé parce qu'il ne me l'a pas appris, et qu'à le suivre j'auraiscédé à la tentation mondaine de la suffisance.Contre toutes les bigoteries du scientisme ou du cléricalisme,il s'agit de déjouer les pièges de la « suffisance », dela vaniteuse fermeture sur soi et sur nos certitudes.« Faites entrer l'infini ! » s'écriaient les surréalistes, lorsde l'effondrement dans le nihilisme, après la première guerremondiale, de toutes les « valeurs » traditionnelles.Brisant la cage de notre ethnocentrisme européen, faitesentrer Tchouang-Tseu et la peinture Song, Shankara etNagarjuna, Attar, Roumi, Ibn Arabi, Iqbal, tout ce qu'ignorel'Occident dans ses écoles et dans sa vie.Alors tous les « philosophes » de l'Occident serontramenés à la stricte mesure de leur importance, et dans cetteperspective universelle, il apparaîtra, avec la fraternité de lagrandeur, que Maître Eckart et Saint-Jean de la Croix, queShakespeare et Dostoiewski, que Thomas Eliot, Saint-JohnPerse, ou Kazantzakis, nous ont plus apporté sur le sens denotre vie et de notre mort, que toute la « philosophie » denos professeurs prétendant faire de la philosophie une« spécialité », comme les théologiens scolastiques de lachrétienté, ou les « docteurs de la loi » archaïques de l'Islamont voulu faire de Dieu une spécialité.Comme l'écrivait Mohammed Iqbal : « La foi, qui, dans sesmanifestations les plus hautes, n'est ni dogme, ni prêtrise, ni rite,peut seule préparer l'homme à la charge de responsabilité queles sciences et les techniques modernes lui imposent.« Ce n'est qu'en s'élevant jusqu'à une vision neuve de sonorigine et de son avenir, que l'homme pourra triompher d'unesociété mue par une concurrence inhumaine et d'unecivilisation qui a perdu son unité spirituelle. » 1Survivre, aujourd'hui, et vivre d'une autre vie proprementhumaine, c'est-à-dire divine, exige une science qui prenneconscience de ses limites, une politique qui prenne consciencede ses fins, une foi qui prenne conscience de ses postulats.Car l'homme n'est humain qu'habité par Dieu.1. Mohammed Iqbal. RECONSTRUIRE LA PENSÉE RELIGIEUSE DEL'ISLAM. Librairie Maisonneuve. 1955. P. 203.
Roger Garaudy
Conclusion de Biographie du 20ème siècle, EditeurTougui, 1985, pages 381 à 398