Henri Lefebvre: "Il y eut toujours en lui quelque chose du marxisme vivant."

Par Alaindependant

C'est Daniel Bensaïd qui l'écrit...

Rompant avec le parti, il était conduit à réhabiliter le lieu critique du discours philosophique. Quelques années plus tard, Althusser s’efforcerait de fonder l’autonomie de « la pratique théorique » sur la stricte délimitation de la science et de l’idéologie. Alors que le discours scientifique althussérien se tient à prudente distance de la politique du parti, au nom d’une rigoureuse division du travail entre le savant et le politique, le discours philosophique de Lefebvre constituait d’emblée une intervention polémique dans le domaine réservé du parti, une mise en accusation frontale du stalinisme : « le marxisme est devenu idéologie d’État et idéologie de l’État ». Le procès de Rajk et les chars de Budapest réclamaient une rupture théorique et morale aussi intransigeante que le procès de Dreyfus.

Lisons donc plus avant Daniel Bensaïd...

Michel Peyret

Daniel Bensaïd

1991

Henri Lefebvre 1901-1991

Une intelligence de ce temps

« Le pourrissement ne serait-il pas une modalité dédramatisée de la fin mortelle : une fin qui n’en finit pas[1]? »

Pour de jeunes militants s’embarquant avec enthousiasme dans l’aventure du marxisme, Henri Lefebvre fut, au seuil des années soixante, une source vivifiante et nécessaire. Quelque peu vénéneuse aussi. En 1958, il avait rompu publiquement avec « le parti ». La Somme et le Reste était un livre à l’index. Son auteur demeurait pourtant, aux yeux des intellectuels critiques, le philosophe controversé mais respecté, auprès duquel Garaudy faisait figure d’idéologue officiel. L’heure d’Althusser ne sonnerait que quelques années plus tard. Alors que Garaudy et Althusser restaient, jusque dans leur irréductible opposition, deux défroqués, Lefebvre, outsider et touche-à-tout, était l’appétit même, la curiosité insatiable, et la joie de vivre.

Réputé paresseux, il devint à partir de sa rupture avec le PCF d’une intarissable prolixité, comme s’il s’était libéré soudain d’une censure intime. Sociologie de la vie quotidienne, philosophie de l’histoire, théorie du langage, problèmes de la ville, critique de l’État, il ouvrait des chantiers multiples et inachevés. On trouve dans cette production frénétique bon nombre de pépites et pas mal de déchets ou d’intuitions abandonnées en chemin. Des thèmes forts, pas de système. D’où, sans doute, ses effacements et ses éclipses. Il eut une influence diffuse et tenace sans jamais faire école.

Pourtant, que de chemins n’a-t-il pas ouverts ? En des temps où dominait la vulgate du « diamat[2] », où Hegel était traité de chien crevé par l’orthodoxie stalinienne, où le positivisme étouffait la dialectique, Lefebvre restait obstinément, à travers ses lectures de Pascal, de Nietzsche, ou d’Hegel, sur le versant de la dialectique. En des temps où triomphaient les machineries structurales, il décryptait les effets de surface et déchiffrait les tatouages de la quotidienneté. Il interrogeait la cybernétique et la ville.

Il cherchait les indices infimes et fragmentaires d’une résistance possible à la « société bureaucratique de consommation dirigée » : « La quotidienneté deviendrait ainsi à brève échéance le système unique, le système parfait, voilé sous les autres que vise la pensée systématisante et structurante. À ce titre, la quotidienneté serait le principal produit de la société dite organisée, ou de consommation dirigée, ainsi que de son décor : la Modernité. Si la boucle ne parvient pas à se fermer, ce n’est pas faute de volontés, ni d’intelligence stratégique, c’est parce que quelque chose d’irréductible s’y oppose… Pour briser le cercle vicieux et pour empêcher le bouclage, il ne faut rien de moins que la conquête de la quotidienneté par une série d’actions – investissements, assauts, transformations – à mener aussi selon une stratégie. La suite seulement dira si nous retrouverons ainsi l’unité entre le langage et la vie réelle, entre l’action qui change la vie et la connaissance[3]. » Ayant écrit ces lignes en 1967 à Nanterre, Lefebvre fut certainement l’un des moins surpris par « l’irruption » de 1968.

Croissance sans développement ?

En 1967, non résignés à l’élimination du côté subjectif du marxisme, à l’effacement de l’histoire devant la structure, au refoulement de la négativité, nous sommes allés, Alain Brossat et moi, trouver Henri Lefebvre dans son appartement de la rue Rambuteau pour lui proposer nos sujets de maîtrise : respectivement, « la notion de changement de terrain chez Althusser » et « la notion de crise révolutionnaire chez Lénine ».

Il fut en effet un point de résistance au déferlement de la vague structuraliste. En 1966, il relevait le défi sur le terrain même de la théorie du langage : « La campagne de Claude Levi-Strauss contre l’histoire et l’historicité ne peut s’expliquer que par un parti pris violent en faveur du synchronique contre le diachronique qui ne s’impose pas. C’est du dogmatisme structuraliste[4]. »

Transplanté dans le marxisme, ce dogmatisme-là pouvait faire bon ménage avec l’héritage positiviste de la période stalinienne. Il ne pouvait qu’entrer en conflit avec une démarche historique et dialectique, qu’Althusser entreprenait précisément de répudier pour péché d’historicisme. Identifié à l’humanisme « idéologique » du jeune Marx, Lefebvre devenait à son tour « un chien crevé ».

Il avait en effet écrit, dès 1958 : « Le marxisme relève de ses propres catégories. Il se transforme en fonction des conditions historiques et sociales. Il se développe à travers des contradictions objectives, dont certaines, les plus essentielles sous cet angle, sont ses contradictions… La théorie du concept doit dépasser à la fois l’objectivisme du concept isolé et le subjectivisme de la réflexion sans concept… Dialectiquement, dans la sphère de la philosophie, le déterminisme ne se conçoit pas sans la contingence, ni la nécessité sans le hasard… »

En 1965, dans Sociologie de Marx, on retrouve le même fil. La structure n’abolit pas la puissance créatrice de l’événement : « Une révolution découle d’une structure. Mais l’événement révolutionnaire est conjonctural. » L’enjeu de la controverse, clairement défini, n’est autre que l’aplatissement positiviste du marxisme devant l’évidence stupide des faits : « le néopositivisme met (ou croit mettre) le point final à la contestation au profit de la constatation ». Contre les illusions du progrès et la prétention de la modernité à réaliser une croissance illimitée dans la stabilité éternisée de la structure, il s’agit de rappeler qu’on « assiste dans le monde moderne à des croissances remarquables, voire spectaculaires, sans développement ».

En 1970, il oppose une conception laïcisée de l’historicité à la religiosité de l’Histoire. Dès lors, « la théorie de l’histoire se change en stratégie ». L’interprétation de la théorie comme science susceptible de s’approprier une vérité fait place à une lecture stratégique de la théorie indissociable de sa pratique : « la notion de stratégie surmonte les oppositions et distinctions habituellement utilisées dans l’analyse des faits : causalité et finalité, hasard et déterminisme[5] ».

Le savant, le politique, et le philosophe

Lefebvre a revendiqué l’autonomie de la pensée critique par rapport à la politique de parti. « L’homme politique marxiste montrera que le “camp” des pays socialistes n’est pas ébranlé ; que les contradictions dans ce camp n’aboutissent pas à des antagonismes ; qu’il garde sa cohésion politique, sa puissance économique et militaire ; qu’il s’est même renforcé, déterminant dans le monde une situation nouvelle ; que le Parti communiste continue à présenter une ligne cohérente, un programme objectivement établi. Le philosophe marxiste ne peut pas se contenter d’arguments idéologiques et polémiques, ni d’une prise de position sur le plan politique. Il plaint l’homme politique lorsqu’il le voit, par cécité imposée du dehors ou par manque de sincérité lucide, obligé de nier le malaise. Lui, le philosophe, veut d’abord élucider les contradictions à l’intérieur du socialisme, dont les politiques trop souvent ne parlent que par allusion et pour aussitôt les voiler[6]. »

Rompant avec le parti, il était conduit à réhabiliter le lieu critique du discours philosophique. Quelques années plus tard, Althusser s’efforcerait de fonder l’autonomie de « la pratique théorique » sur la stricte délimitation de la science et de l’idéologie. Alors que le discours scientifique althussérien se tient à prudente distance de la politique du parti, au nom d’une rigoureuse division du travail entre le savant et le politique, le discours philosophique de Lefebvre constituait d’emblée une intervention polémique dans le domaine réservé du parti, une mise en accusation frontale du stalinisme : « le marxisme est devenu idéologie d’État et idéologie de l’État ». Le procès de Rajk et les chars de Budapest réclamaient une rupture théorique et morale aussi intransigeante que le procès de Dreyfus.

Le procès de Rajk ? C’était sans doute un peu tard. On a dit que Lefebvre a longtemps accepté de payer son indépendance intellectuelle d’une soumission politique à l’autorité du parti. Sans doute. Il était pourtant en avance sur la couvée des catéchumènes maoïstes, qui ne découvriraient le goulag qu’avec Soljénitsyne. On lui a reproché son rapprochement tardif avec le Parti communiste à la fin des années soixante-dix. Rapprochement ambigu, de celui qui devait présider encore à de nouvelles ruptures, en parrainant en 1986 la création de la revue M.

Lefebvre ne fut certainement pas sans faiblesses, mais il ne put jamais se couler dans le moule stalinien. Il fut irréductiblement réfractaire. Peut-être parce qu’il y eut toujours en lui, quelque chose du marxisme vivant, préstalinien des années vingt, de l’époque où il formait avec N. Guterman, G. Friedmann, Nizan et le premier Politzer (non celui des Principes élémentaires, mais celui de la Critique des fondements de la psychologie) le groupe des philosophes. Venu d’une période juvénile et révolutionnaire, ce « quelque chose » n’a cessé de refaire surface.

Dans l’exploration de la quotidienneté et de la modernité, comme dans la démystification d’un marxisme religieux, Lefebvre fait à bien des égards figure de pionnier : « Restez superficiels, c’est-à-dire à la surface, près de ce qui éclaire et de ce qui est éclairé. À condition de dire ce qui s’y passe… Restez à la surface, c’est là que les êtres des profondeurs viennent respirer… »

1991

Bibliographie

Le Nationalisme contre les nations, ESI 1937.
Nietzsche, Éditions sociales internationales 1938.
Cahiers de Lénine sur la dialectique d’Hegel, NRF 1938.
L’Existentialisme, Sagittaire 1946.
Critique de la vie quotidienne, Grasset 1947.
Pour connaître la pensée de Marx, Bordas 1948.
Le Marxisme, Que sais-je ? 1948.
Pascal, Nagel 1949-1954.
Rabelais, Hier et aujourd’hui, 1955.
Pour connaître la pensée de Lénine, Bordas 1957.
Problèmes actuels du marxisme, Puf 1958.
La Somme et le reste, Nef 1959.
Introduction à la modernité, Minuit, 1962.
La Callée de Campan, Puf 1963.
La Proclamation de la Commune, Gallimard 1965.
Métaphilosophie, Minuit 1965.
Le Langage et la Société, Gallimard 1966.
Sociologie de Marx, Puf, 1966.
Le Droit à la ville, Anthropos 1968.
La Vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard 1968.
L’Irruption : de Nanterre au sommet, Anthropos, 1968.
Logique formelle et logique dialectique, réédition Anthropos 1968.
Du rural à l’urbain, Anthropos 1969.
Le Manifeste différentialiste, Gallimard 1970.
La Révolution urbaine, Gallimard 1970.
Hegel, Marx, Nietzsche, Casterman 1975.
L’Idéologie structuraliste, Seuil 1975.
De l’État, UGE, 1976-1978.
La Révolution n’est plus ce qu’elle était, Hallier 1978.
La Pensée devenue monde, Fayard 1980.
Qu’est-ce que penser ?, Publisud 1985.
Retour de la dialectique, Messidor 1986.
Être marxiste aujourd’hui (avec Patrick Tort), Aubier-Montaigne1986.

Notes

[1La Fin de l’Histoire, p. 176.

[2] Matérialisme dialectique.

[3La Vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, 1967.

[4Le Langage et la société, Gallimard 1966.

[5La Fin de l’Histoire, 1970.

[6Problèmes actuels du marxisme, 1958