Edgar Morin: "Vivre avec l'imprévisible"

Publié le 23 mai 2008 par Danielriot - Www.relatio-Europe.com
Vendredi, 23 Mai 2008 10:01 L'invite de RELATIO « Nous avons perdu l’avenir que notre avions forgé » (.....) « Nous sommes en pleine décivilisation » « La retraite, euphémisme du mot déroute »… A 87 ans, après plus de cinquante livres soigneusement tissés (et traduits pour la plupart   dans une trentaine de langues), Edgar Morin sait plus que jamais que « la vie est une grande nécrophage » et que le temps, son « meilleur conseiller », est un « ami mortel ». Mais il reste pleinement, et très activement, lui-même : un « fou-sage polyscopique », non-étiquetable. Inclassable.

« Chacun a plusieurs personnalités »(…)« Celui qui dit « j’ai réussi » est un pauvre diable qui a besoin de se rassurer »(…) « L'art de vivre est un art de navigation difficile entre raison et passion, sagesse et folie, prose et poésie, avec toujours le risque de se pétrifier dans la raison ou de chavirer dans la folie ».

Curieux de tout, en se défendant d’être un « touche à tout », ce chercheur en anthropo-sociologie conserve ses allures d’éternel étudiant, mais cet érudit pédagogue pourrait donner des leçons d’histoire, de littérature, de philosophie, de psychologie, voire de quelques sciences exactes.

Edgar Morin est surtout un penseur, un « esprit protée » a-t-on pu dire. Et un écrivain-philosophe au talent exceptionnel. « L'écrivain exerce à la fois une fonction inspirée et une profession artisanale. Le génie au niveau du verbe, le talent au niveau du langage. Chacun aspire au génie et se contente du talent »…

« Plus puissante est l'intelligence générale, plus grande est sa faculté de traiter des problèmes spéciaux ». Il pratique ce qu’il prône : une « pensée régénératrice », « sourcière », qui implique (entre autres) un « décloisonnement des connaissances ».

Multidisciplinarité, d’abord. « Esprit de reliance » entre les savoirs. Et pratique de cette « pensée complexe » qui s’oppose aux simplifications binaires, au manichéisme, à la « pensée unique » (inique), aux « pensées mutilantes et unidimensionnelle »… « On dit de plus en plus souvent « c'est complexe » pour éviter d'expliquer. Ici, il faut faire un véritable renversement et montrer que la complexité est un défi que l'esprit doit et peut relever »

Il ne s’agit pas, pour lui et pour ceux qui s’inspirent de ses idées, de jouer les Pic de la Mirandole du XXI IIème siècle Ni de faire des synthèses impossibles. Il s’agit de tirer les leçons déjà données par Blaise Pascal : « Toute chose est aidée et aidante, causée et causante et tout étant lié par un lien insensible qui relie les parties les plus éloignées les unes des autres, je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais le tout comme de connaître le tout si je ne connais les parties ».

« Voilà la phrase-clef », rappelle Edgar Morin : « La saine pensée est connectante ». « À une pensée qui isole et sépare, il faut substituer une pensée qui distingue et relie. À une pensée disjonctive et réductrice, il faut substituer une pensée du complexe, au sens originaire du terme complexus : ce qui est tissé ensemble »

« En fait, insiste-t-il quand on lui parle de la « crise de la pensée » actuelle, on ne peut séparer l'économique, l'historique, le psychologique, le scientifique, le mythologique, etc. Einstein le montrait déjà à son époque. Il était un globaliste-mathématicien, penseur, ingénieur, quelqu'un qui essayait d'avoir des concepts. Il adorait jouer du violon, il « perdait son temps » à s'intéresser à l'art, à la politique... Les spécialistes, eux, se contentent de vérifier ses théories »(…) On sait qu'à l'origine le mot « discipline » désignait un petit fouet qui servait à s'auto-flageller, permettant donc l'autocritique ; dans son sens dégradé, la discipline devient un moyen de flageller celui qui s'aventure dans le domaine des idées que le spécialiste considère comme sa propriété. »

Cette ultra-spécialisation explique en partie, pour lui, les peurs d’aujourd’hui et la crise de la démocratie qui sera « cognitive » ou ne sera plus… « Cette hyperspécialisation des connaissances, qui mène à découper dans la réalité un seul aspect, contribue à déposséder les citoyens des décisions politiques au profit des experts. ». Des experts qui secrètent, comme d’autres (les élus, les juges, les journalistes, les intellectuels, les « patrons » etc.), une défiance, des réflexes antiélitistes, des discours populistes, surtout en notre période de crise économique et de précarité sociale.

Les peurs, individuelles et collectives, sont, évidemment, de toutes les époques. Elles ont même été instrumentalisées, exploitées (politiquement, religieusement, commercialement) en tous les temps. Edgar Morin place même les « peurs de l’Autre » parmi les spécificités de la culture européenne (avec, entre autres, l’obsession de la pureté, l’esprit de domination et, heureusement, l’art d’inventer des remèdes aux maux provoqués). Mais ces peurs sont particulièrement vives et pesantes dans les périodes de crise. Nous y sommes. « Une crise de civilisation »

« Nous connaissons plusieurs crises enchevêtrées qui déclenchent et nourrissent des peurs à la fois différentes et semblables, à la fois structurelles puisque la peur vient de la conscience de notre finitude, et conjoncturelles puisque nous vivons une ère de ruptures, de remises en cause et de transitions sans précédent dans l’Histoire en raison de la spirale technico-bureaucratico-économique de ce que j’ai appelé la barbarie civilisée », souligne Edgar Morin.

« Il est difficile de se montrer exhaustif en peu de mots sur ces peurs », poursuit-il en pesant ses mots : « C’est toute la religion catho-laïque fondée sur la trinité providentielle Raison-Science-Progrès qui semble voler en éclats. Nous vivons une époque agonique. Agonia, c’est la lutte angoissante, le conflit intérieur. Toute naissance est agonique. Comme la mort. Nous sommes dans l’agonie d’un monde qui n’arrive pas à naître parce que nous sommes dans l’agonie d’un monde qui n’arrive pas à mourir. Nous ne savons pas si l’agonie actuelle est de naissance ou de mort… Nous avons perdu l’avenir que nous avions forgé »

 

La paix ? L’Europe la connaît sur le Rhin, heureusement, mais pas partout. Et quoi qu’on en dise, elle reste fragile. « La notion d’ennemi a changé. L’ennemi n’a plus de visage précis. Il est flou, complexe, diffus, à la fois lointain et proche, nébuleux. Le Mal est idéologisé, technicisé, bureaucratisé, anonymisé… Il ne répond plus à la définition classique du Barbare puisque la barbarie d’aujourd’hui est enclose dans la civilisation technicienne. Le Mal est Néant. Non le Néant du nihilisme philosophique, mais le Néant qui peut être des exploitations meurtrières et suicidaires des découvertes des techno-sciences physiques, nucléaires, chimiques, informatiques. Avec des menaces diffuses, multiples, incertaines, inouïes »

Le progrès ? Il peut constituer dans tous les domaines non des progressions mais des régressions. Et provoquer bien des vertiges. La science « entreprend de maîtriser son maître humain et pose des problèmes nouveaux et fondamentaux. N’allons-nous pas vers une transformation humaine qui comporterait la transformation des relations individu/société/espèce dans la transformation de ces trois instances ? (…) Nous sommes au cœur de processus complexes, aléatoires, antagonistes »

L’individualisme--cette « belle invention européenne »-- est dévoyé dans ce que Pierre Legendre appelle « l’individualisme possessif de masse » : « Il se retourne contre l’individu », constate Edgar Morin. « L’individualisme hédoniste et consommateur favorise l’égotisme et l’égoïsme. Il nous pousse à vivre en esclave du présent, de l’immédiateté, dans un « au jour le jour » qui est notre vrai ennemi intérieur, notre catalepsie, notre décomposition, notre fatalisme. Ce « au jour le jour », comme le divertissement télévisuel, secrète cette « conscience de couard » dont parlait Hamlet, c’est-à-dire un refus de voir les réalités en face ».

Ce « somnambulisme hagard » nous enferme dans un cercle vicieux : « Tout ce qui nous fait prendre conscience de notre impuissance accroît notre impuissance ». Dans ces conditions, la peur devient compensatoire, exutoire, expiatoire. Et alimente les « idées-monstres » dont parlait Paul Valéry.

Sur le terrain économique, la crise qui n’en finit pas depuis 1975 et la fin des « Trente glorieuses » se double d’un mal-être social qui provoque du chômage, accroît les inégalités et fait craindre la dilution de cet Etat-Providence si sécurisant : « Comment affronter la concurrence de pays esclavagistes, comme la Chine ? » s’interroge, gravement, Edgar   Morin, inquiet de l’« économisme » galopant et omnipotent.

 « La science économique est de plus en plus incapable d'envisager ce qui n'est pas quantifiable, c'est-à-dire les passions et les besoins humains. Ainsi l'économie est à la fois la science la plus avancée mathématiquement et la plus arriérée humainement. Hayek l'avait dit : «Personne ne peut être un grand économiste qui soit seulement un économiste.» Il ajoutait même qu'« un économiste qui n'est qu'économiste devient nuisible et peut constituer un véritable danger ».

Un danger économico-social et démocratique : « Plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse. » D’ailleurs, nous sommes dans une période de régression démocratique qui…doit faire peur. « Le retour de la torture est l’indicateur sans équivoque d’une régression barbare au cœur de la civilisation ». Ce n’est pas le seul.

Cette crise du politique, ce « dépérissement du politique », Edgar Morin l’explique surtout par la « cécité » des responsables et par la difficulté, surtout en cette période, de concilier « l’éthique de conviction » et celle de « responsabilité ». « La politique est l’art le plus difficile », dit-il en regrettant : « A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel »

Le « moment zéro » que connaît l’Union européenne --cette « pause qui est pourrissement »-- n’est pas fait pour « rendre visible » l’avenir. « Alors qu’il faudrait une urgente revitalisation, nous sommes en pleine dévitalisation ». Avec tous les risques de repli sur soi que cela comporte.

Ce qu’Edgar Morin écrivait en 1987, dans « Penser l’Europe », est encore plus vrai en 2006 : « Contrairement à l’insecte, l’Europe n’a pas le programme préalable de sa transformation, elle n’a pas de système central qui la gouvernerait. La métamorphose est inachevée. Nous ne sommes ni chenille ni libellule. Nous sommes encore dans la chrysalide. L’effort décisif reste à faire ».

Cet effort n’est pas le seul. Pour vaincre nos peurs, dit Edgar Morin, « il faut apprendre à vivre avec l’imprévisible. Un proverbe turc dit : « Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra».Morin s’en est inspiré pour le titre d’un de ses livres. Il faut, sans peur mais avec lucidité, vivre avec une donnée fondamentale résumée par une formule d’Alfred Nord Whittehead dans « La Science et le monde moderne » : « C’est le rôle de l’avenir que d’être dangereux ».

« Cela implique de lier deux principes antagonistes : celui du risque et celui de précaution, de faire preuve, comme disait déjà Héraclès, de l’audace, de la hardiesse, la plus grande et de la réflexion la plus poussée » répète Edgar Morin en soulignant que« le pire n’est jamais sûr ».

D’abord, « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », comme a dit Hölderlin. Encore faut-il en avoir conscience ».

 Ensuite, « l'Histoire nous enseigne qu'il faut miser sur l'improbable. Cela devrait même constituer l’une des bases de l’éducation : On enseigne des certitudes. On n’enseigne pas à affronter les incertitudes qui font partie du destin humain ».

 (Propos recueillis par Daniel RIOT)  
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