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Il aurait fallu lire, sans doute, ses Souvenirs curieux d'une espèce de Hongrois pour prendre la mesure du personnage qu'était Georges Walter, dont on a appris la mort à 93 ans. Jérôme Garcin l'avait fait, lui, et cela semble passionnant. Malgré un Prix Interallié en 1972 pour Des vols de Vanessa, il avait lentement disparu du paysage littéraire. Dommage, si j'en juge par les traces de mon enthousiasme, il y a une vingtaine d'années, laissées dans un article à propos des Pleurs de Babel.
L’histoire ne prendrait-elle tout son sens que sous la plume
des romanciers ? Georges Walter serait bien capable de nous le faire
croire, lui qui, dans Les pleurs de Babel,
relie par la vie de quelques personnages la fin de l’Empire austro-hongrois à
la chute du mur de Berlin, et sans avoir besoin pour cela de nous imposer de
raccourci justifiant par un artifice des rapprochements qui n’en seraient pas.
Loin de là : de 1914 à 1989, c’est tout un monde qui court, sans qu’on sache
très bien vers quoi – le sait-il lui-même, d’ailleurs, ce monde ? –, dans
un désordre digne des catastrophes qu’il engendre.
Le narrateur a promis à sa mère, qui est vieille et malade,
de toucher la main d’Otto, successeur de la famille des Habsbourg qui régna
longtemps sur l’Autriche-Hongrie. Il ne sait pas trop pourquoi elle lui a
demandé d’accomplir ce vœu qui paraît être une sorte de dernière volonté. Il
connaît, bien sûr, l’histoire de sa famille, venue de Hongrie en France en
1921, et marquée notamment par la mort, en 1914 précisément, d’Ilona, la sœur
aînée de sa mère. Morte d’amour, semble-t-il, mais on n’a jamais su pour l’amour
de qui. Il y a là un mystère épais que n’a pas contribué à lever le temps passé
depuis. La mère d’Ilona a pleuré, le père a fait semblant de chercher qui
pouvait être le coupable qu’il ne considère de toute manière pas comme un
coupable, et les événements ont continué à suivre leur cours agité…
Les pleurs de Babel
nous plongent dans plusieurs époques, du temps où les cafés de Vienne et de
Budapest étaient aussi prestigieux que le seront, ensuite, ceux de Montparnasse
à Paris – mais n’est-ce pas là une interprétation de la part d’un personnage
pour qui l’histoire de sa famille est, évidemment, la lunette à travers laquelle
il observe le monde ? – jusqu’à celui où Otto de Habsbourg, tout à fait
détaché de la moindre prétention à un trône que l’Histoire s’est de toute
manière chargée d’éloigner de lui, est devenu député européen et ne renonce pas
à des idées de grande communauté, matrice d’une autre Europe.
Il faut dire que lire ce roman, terminé à Berlin en novembre
1989, à un moment où les nationalismes et les particularismes de toutes espèces
semblent devoir émietter les pays plutôt que les rassembler, relève d’une expérience
étonnante. La Babel du titre, et qui court sans cesse sous les recherches de
Sigismond, le père d’Ilona, le grand-père du narrateur, surnommé le Linguiste,
est une sorte de communauté dans laquelle il est possible de relier les hommes
entre eux, malgré les obstacles de la langue. Les traducteurs sont là pour
établir les ponts nécessaires à la compréhension mutuelle. Et les Habsbourg, en
particulier, veillaient à respecter les différentes langues de leur empire.
Dites ainsi, les choses peuvent avoir l’air de cultiver une
nostalgie totalement désuète. Ce n’est pas le cas, même si la communauté
hongroise émigrée à Paris est nourrie, évidemment, d’une culture dont elle se
trouve coupée. Mais il ne faut pas confondre le désir de garder, même de loin,
ses racines, avec celui de reconstituer un état (un État ?) dépassé.
Ce qui est le plus extraordinaire chez Georges Walter, qui n’en
est pas à son coup d’essai et qui avait même déjà mis en scène les mêmes
personnages, mais sous un angle différent dans Les enfants d’Attila (qu’on peut très bien ne pas avoir lu pour
goûter ce roman-ci, vingt-six ans après), c’est cette manière qu’il a de faire
lever la pâte, d’imbriquer ensemble des éléments qui ne se contentent pas de
coexister mais qui s’éclairent les uns les autres et trouvent leur raison d’être
dans une sorte de nécessité.
Souvent, les romans qui prennent l’Histoire pour cadre, ce
qu’on appelle généralement les romans historiques – l’étiquette gêne dans ce
cas-ci, on va comprendre pourquoi –, privilégient soit les événements bien
connus soit les petits faits survenus à des personnages n’ayant aucun moyen d’infléchir
l’Histoire. Ici, il n’y a pas de choix de ce genre : tout est dans tout,
et si bien imbriqué que nous avons devant nous une seule réalité.
Qu’en outre, cette réalité, toute romanesque qu’elle soit
(bien qu’on imagine aisément qu’elle se réfère, pour de nombreux points, à la
vie de l’auteur et à celle de sa famille), nous soit une leçon d’histoire,
éclairante pour le présent de notre monde, est un véritable bonheur qui vaut
bien d’être transmis à d’autres lecteurs.