On a beau dire ce qu'on voit, ce qu'on voit ne loge jamais dans ce qu'on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons ce qu'on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n'est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe.
Michel FOUCAULT
Les mots et les choses
Paris, Gallimard,
p. 25 de mon édition de 1966.
La place prépondérante qu'occupe le monde végétal dans la vie des Égyptiens n'est, à mon sens, plus à démontrer, dans la réalité des faits quotidiens au même titre que dans la symbolique religieuse et funéraire.
Aussi n'est-il nullement immodeste de ma part de penser que tous ces rendez-vous que je vous ai fixés, amis visiteurs, depuis de nombreux mois maintenant, aux fins de détailler les pièces exposées dans la vitrine 6, côté Seine, ici en salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Louvre, vous l'auront abondamment prouvé ; et vous le prouveront encore.
Sauf à penser que la citation du philosophe français Michel Foucault que j'ai retenue pour vous ce matin freinerait mes envies d'expliquer, voire rendrait inopportuns mes propos, il me siérait d'évoquer avec vous une des composantes essentielles de l'art architectural de la vieille Égypte.
Ceux parmi vous qui s'y sont déjà rendus, ou que des visites de musées ne rebutent pas, auront évidemment constaté combien les motifs végétaux s'arrogent une part plus que belle dans le programme iconographique des chapelles et des temples, et peut-être plus spécifiquement encore pour ce qui concerne les chapiteaux des colonnes qui, à l'image des plantes elles-mêmes, s'élèvent majestueusement vers le ciel, couronnées qu'elles sont de détails floraux qui ne se résument pas qu'à de simples ornements.
J'ouvre ici une petite parenthèse pour préciser qu'il n'est nullement dans mes intentions de prodiguer un cours complet d'architecture qui répertorierait tous les styles de supports verticaux connus à l'époque mais qu'en fonction de la thématique qui sous-tend nos rencontres actuelles, je n'envisagerai que ceux d'entre eux qui ont transposé dans la pierre l'un ou l'autre élément floral de l'environnement naturel.
Une attention peut-être plus soutenue vous aura aussi permis de constater que ces colonnes, créées dès les temps premiers de la civilisation, ont évolué tout au long des siècles qu'elles ont traversés, jusqu'à ce que les Grecs, puis les Romains à leur suite, y apportent des détails nouveaux, quand ce n'était pas une conception tout à fait originale : je pense par exemple au chapiteau qu'il est convenu, dans le vocabulaire scientifique, d'appeler "composite", dénomination évocatrice définissant un type bien précis, à l'éventail diversifié, faisant droit à maints détails entremêlés : ombelles, folioles, palmettes, sépales, tiges, boutons de fleurs ... ;
chapiteau qui apparut à la XXVIIème dynastie, soit à la fin de l'Égypte autonome puisque débutait alors la première domination des Perses sur le pays, se développa typologiquement et stylistiquement pendant toute la période ptolémaïque, avant de définitivement s'étioler et disparaître du côté d'Alexandrie, au IIème siècle de notre ère.
Vous aurez probablement reconnu ci-dessus ceux qui chapeautent trois des colonnes du temple d'Horus, à Edfou.(© Daniel Csorfoly)
Mais avant cette typologie particulière qui ne dura que quelque 650 ans, que créèrent les artistes des rives du Nil pour supporter leurs couvrements, y associant l'un ou l'autre végétal ?
Si vous vous rendez au temple de millions d'années de Séthi Ier, pharaon de la XIXème dynastie, à Cheik abd el-Gournah (Thèbes-ouest),
vous ne vous priverez pas d'admirer ce qui subsiste de son portique d'entrée et des colonnes surmontées d'un chapiteau papyriforme, c'est-à-dire figurant un bouquet de papyrus. Si les plantes sont ici sculptées refermées sur elles-mêmes, elles peuvent parfois être ouvertes.
C'est ce que vous découvrirez si, un peu plus loin, vous pénétrez dans la salle hypostyle du Ramesseum, temple de millions d'années de Ramsès II, fils et successeur de Séthi Ier
où vous attendent de superbes chapiteaux campaniformes (ou ombelliformes) : non seulement l'artiste leur a donné l'aspect d'une ombelle de papyrus grandement éployée mais en outre ils présentent, sur le pourtour de cette sorte de cloche inversée, - la campane -, ces mêmes végétaux peints encadrant les cartouches précisant l'identité du souverain bâtisseur.
Vous n'êtes pas sans ignorer, amis visiteurs, que le papyrus constituait l'emblème héraldique de la Basse-Égypte, cette portion du Double Pays essentiellement caractérisée par le Delta dans les marais duquel, précisément, en abondance croissaient ses fourrés.
Cette végétation luxuriante, vous le comprendrez aisément, ne constitua pas qu'un simple élément esthétique de l'art antique : c'est parce qu'elle était porteuse d'une forte symbolique que la plante y figura, des grands sanctuaires aux hypogées de simples particuliers : souvenez-vous de cette superbe portion de peinture murale ramenée par le Nantais Frédéric Cailliaud devant laquelle nous nous étions un temps extasiés le 23 mars 2010, vitrine 2 de cette même salle
(© R.M.N - H. Lewandowski)
Dans la mythologie liée à la création du monde, les marécages métaphorisaient l'image sublimée des origines, le Noun, cette eau préexistante grosse de toutes les formes de vie futures. À partir de cette masse liquide primordiale et inorganisée purent sourdre tous les éléments de la création, en ce compris le démiurge.
La civilisation pouvait naître !
Si le papyrus symbolisa donc la Basse-Égypte, c'est à la fleur de lotus que revint l'honneur de représenter la Haute-Égypte, le sud du pays.
Dans cette perspective, les artistes ne se privèrent évidemment pas de la mémoriser dans la pierre sous forme de bouquet : naquit ainsi une autre typologie de chapiteau que les égyptologues tout naturellement nommèrent lotiforme. Et là aussi, les colonnes arborèrent en leur sommet les unes des corolles fermées, les autres, bellement épanouies, comme ici, à Edfou toujours, avec ce magnifique exemplaire qui a lui aussi partiellement conservé sa polychromie.
BIBLIOGRAPHIE
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L'offrande aux dieux dans le temple égyptien, Louvain-Paris-Walpole, MA, Peeters, 2011, p. 102.
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Les chapiteaux composites. Etude typologique, stylistique et statistique, dans OBSOMER Claude et OOSTHOEK Ann-Laure, (Éd.), Amosiadès. Mélanges offerts au Professeur Claude Vandersleyen par ses anciens étudiants, Louvain-la-Neuve, 1992, pp. 125-52.
MONNIER Franck
Vocabulaire d'architecture égyptienne, Bruxelles, Editions Safran, 2013, pp. 97-108.