A bord de sa chaise roulante, Philippe Rahmy fait une entrée spectaculaire, à toute allure, dans la salle du premier étage du Lausanne-Moudon, où se déroulent les rencontres littéraires de Tulalu!?. Cette entrée en matière est bien à son image, celle d'un homme qui fonce, en dépit de son handicap physique, au risque de se briser.
La rencontre de ce soir a failli ne pas avoir lieu. Car Philippe Rahmy s'est fait une blessure avant de venir, une blessure musculaire cette fois. Parce que d'ordinaire, cet homme, atteint de la maladie des os de verre, est plutôt abonné aux fractures. Il en a trente-sept au compteur.
Alors, providentiellement, ce soir, Philippe Rahmy ne doit pas renoncer. Il n'a pas à escalader l'escalier du Lausanne-Moudon ou à transformer son engin à roues en chaise à porteurs. Dans l'immeuble d'à côté, un ascenseur l'emporte jusqu'à une porte qui communique avec le premier étage du restaurant...
Pierre Fankhauser demande à l'invité du soir s'il va bien. Il va on ne peut mieux. Et l'on a du mal à croire que cet homme toujours souriant sous son chapeau de paille puisse connaître des moments de cafard, comme il le confessera un peu plus tard au cours de la soirée.
Pierre Fankhauser lit un extrait de Béton armé, livre dans lequel l'auteur raconte son voyage en 2011 à Shangaï. Dans cet extrait, Philippe Rahmy écrit qu'il n'a jamais voyagé auparavant. En réalité, il a déjà fait plein de voyages, notamment en Afrique du Sud, aux Etats-Unis et... en Chine. Ce passage est en quelque sorte une licence d'écrivain comme il existe des licences poétiques...
Philippe Rahmy est un écrivain qui ne trouve pas de plaisir à lire, ni à écrire d'ailleurs. Cela ne l'empêche pas de lire beaucoup, mais avec lenteur, et ... d'écrire. En fait, quand il lit, il s'intéresse surtout au langage des autres et les lit finalement pour écrire lui-même... Du langage des autres, surgit le sien, sans crier gare...
Son handicap lui inflige un rythme court dans sa vie physique: il se blesse, il doit être soigné, il repart, cela plusieurs fois par an. Peut-être écrit-il pour parvenir à un rythme long, qui s'inscrit dans la durée. Ce qui correspond bien à son esprit de contradiction...
Quand il avait quatorze ans Philippe Rahmy était ami d'un autre handicapé, qui, lui, avait les pieds tournés l'un vers l'autre. Ils étaient les deux handicapés du village. Le soir ils se donnaient souvent rendez-vous pour faire de la planche à roulettes (à plat ventre) sur la route en pente de leur village (Crans-près-Céligny), quand il n'y avait plus personne.
Un soir, cet ami lui demande de le retrouver comme d'habitude, mais Philippe Rahmy n'est pas d'humeur à faire de la planche. Alors qu'il ne dessine jamais, pendant que son ami fait de la planche, il esquisse ce soir-là le visage d'une femme à la longue chevelure noire, à la peau blanche, aux yeux bridés. Au même moment, son ami se fait écraser par une camionnette de boucher...
Philippe Rahmy apporte ce dessin à la mère de son ami, laquelle lui dit qu'il a dessiné le visage de la mort. Sans doute est-ce pour retrouver la personne qui porte ce visage qu'il se rend en Chine une première fois et qu'il a le cafard de devoir la quitter sans l'avoir rencontrée. Sans doute est-ce pourquoi il cherche à y retourner.
Parce qu'il a la niaque, comme il dit, il parvient à force d'envoyer des mails ici et là à se faire inviter par l'Association des écrivains de Shangaï. Et il entreprend ce nouveau voyage là-bas, plein d'embûches pour lui. Quand il voyage, d'ordinaire, son champ d'excursion se réduit à sa chambre, à une terrasse, au trajet jusqu'à la superette du coin, mais cette fois, il est considéré en quelque sorte comme un meuble, puisque muni de roues, et il est transporté un peu partout dans la ville de vingt-trois millions d'habitants.
Son récit est comme la vie, laquelle est un chemin buissonnier, du berceau à la tombe. Les Chinois croient d'abord qu'il a écrit un guide touristique jusqu'au moment où ils se le font traduire et découvrent qu'il y parle de la réalité de tous les jours, confrontée à son propre vécu, qu'il y parle de choses qu'il n'aurait pas dû voir (son interprète en subira les conséquences en perdant son emploi) et qu'il a d'autant mieux vues qu'il se trouve à bonne hauteur, celle des enfants et des mendiants...
Au cours de ce récit très personnel, Philippe Rahmy met en relief des oppositions, entre fiction et réalité, entre matières solides (béton et verre, par exemple), entre faits cruels et regards tendres, entre désirs satisfaits immédiatement et attentes prolongées de leur assouvissement (ses désirs n'ont pas seulement pour objet des êtres, mais aussi des choses...). Et de cette dialectique, conçue d'abord systématiquement, naît finalement une troisième voie, qui est tout simplement une oeuvre...
Pierre Fankhauser avait plein de questions à poser à Philippe Rahmy, mais au fil de la soirée, celui-ci y a répondu, en grande partie, avant même qu'il ne les pose. Mis en train par l'animateur, en qui il a reconnu un autre écrivain généreux, il s'est fait intarissable, reconnaissant avec humour que sa langue maternelle, l'allemand, favorise chez lui les phrases longues, au contenu pourtant très dense.
En comparaison, les textes, extraits de Béton armé, lus avec sobriété et élégance par René-Claude Emery, sont apparus comme provenant d'une autre langue, le français, illustrée par un style fluide, aux phrases beaucoup plus concises et accessibles. Le contraste était saisissant et il confirme que l'homme et l'oeuvre ne sont certes jamais sans rapports, mais qu'ils ont aussi leurs vies propres.
Francis Richard