Hommage à Prévert
Je le croise toujours à la même heure. A l’heure où sur les trottoirs, on voit des hommes en costume qui descendent de leur voiture, l’air fatigué. Des bébés en poussette qui sortent de chez leurs nounous, poussés par des mères déguisées en femmes actives (ou l’inverse). Des lycéens qui traînent, leur sac à dos sur une épaule et leur téléphone portable entre les pouces. Si on prête l’oreille en passant devant les fenêtres ouvertes des maisons, on entend des enfants qui finissent leurs devoirs, une télévision qui retransmet un jeu où un candidat va peut-être gagner de l’argent pour refaire sa cuisine ou partir en voyage, des conversations sur la journée qui vient de s’écouler. On peut aussi écouter des bruits de casserole, des oignons qui rissolent dans une poêle, assortis de leur odeur sucrée qui fait monter l’eau à la bouche. S’il fait encore beau, surtout en fin de semaine, certains ont la chance de pouvoir encore manger dehors, et il monte du barbecue des relents de saucisse grillée, chipo ou merguez, suivant les goûts.
Lui parait étranger à tout cela. Il ressemble pourtant à un homme qui sort du travail. Il porte une chemise. Sa sacoche est posée à côté de lui sur le banc, son banc, toujours le même. Il a choisi un petit square, sous les platanes, devant une école primaire. Derrière ses lunettes cerclées de métal, il a un regard terriblement triste. Discrètement cachée derrière sa sacoche, une canette de bière 8/6, toujours la même marque, la noire. Après avoir reposé la canette sur le banc, ses mains se tordent. Il me vient le premier vers de ce poème : « Dans un square sur un banc… ».
Et si le désespoir était d’oublier ce que signifie « rentrer à la maison » ?
Alors je me surprends à presser le pas. C’est vrai qu’on m’attend et j’ai soudain hâte de ces retrouvailles. Ce qui me semblait ordinaire devient tout à coup inestimable. Le petit square, l’école primaire, à gauche, puis à droite, le perron, la porte orange… Je rentre à la maison.
Stéphanie Gernet