Louise a grandi dans une famille désunie. Fille cadette de Marie et Roger, elle a grandi dans un foyer modeste, un peu seule, surtout après le départ d'Alice, sa soeur aînée, qui a 14 ans de plus qu'elle. Et, aussi loin qu'elle se souvienne, Louise n'a jamais vraiment été heureuse. Au contraire, même. Elle étouffe, dans ce cocon, n'attend qu'une chose, pouvoir partir de là, voler de ses propres ailes...
D'ailleurs, c'est ce qu'a fait Alice. Dès qu'elle a eu l'âge, elle s'est barrée, et fissa. Faire sa vie ailleurs, loin, si possible, rompant quasiment tous les ponts. On sait qu'elle a eu un homme dans sa vie, qu'elle s'est mariée, qu'elle a eu un enfant, mais c'est à peu près tout. Jusqu'à ce jour si particulier. Le lendemain, Louise passait son bac philo, facile à retenir !
On est en 1995, et Louise ne reconnaît pas Alice. Son Alice. Avec son petit bonhomme, Jean, sous le coude, la voilà revenue au bercail. Mais c'est une épave. Elle est bouffie d'alcool, ivre du soir au matin et du matin au soir, incapable de prendre soin d'elle ou de son fils. Et, avec cette vision, c'est tout le modèle de Louise, qui a tant admiré sa grande soeur, qui vole en éclats.
On suit alors la vie de Louise, ses tentatives pour prendre sa vie en main, se rebeller, non, se révolter, tout envoyer balader, couper le cordon... Mais, elle n'y arrive pas. La politique, l'humanitaire, d'autres choses encore, elle essaye, mais échoue, ne parvient jamais à aller au bout de ses projets. Trop sensible, peut-être, mais aussi, se rendant compte qu'inconsciemment, elle se comporte comme ses parents...
Ah, venons-y, à Marie et Roger. Vous imaginez des Thénardier des temps modernes, des parents indignes, des monstres violents et amoraux ? Passez votre chemin. Ces parents-là sont tous le contraire. Aimants, attentionnés, doux, ayant inculqué à leurs filles une bonne éducation, ayant nourri leur culture à travers un certain idéal politique de gauche...
Bref, la famille de Louise a tout pour être une famille modèle, une famille heureuse. Ou presque. Car Alice a fui dans l'alcool et s'y noie et Louise cherche désespérément comment échapper à cette sphère trop étroite pour elle... Il y a tant d'amour, dans cette famille, mais rien d'autre, que c'est invivable. Cette vie réglée au millimètre, comme fossilisée, cette impression d'être dans "Un jour sans fin", c'est terrible, ça pèse, ça mine.
Parce que, dans cette famille, on a l'impression qu'on sait d'un jour, d'une semaine, d'un mois, d'une année sur l'autre ce qui va se passer à un moment donné, jusqu'aux immuables menus de fêtes, jusqu'au sapin et à sa guirlande que Marie n'aime pas, jusqu'à ces petits gestes répétés depuis toujours et qui deviennent infantilisants...
Louise et Alice ont grandi in vitro, sous cloche. Sans surprise, sans communication, sans émotions autre que cet amour parental infini qui ne suffit pas. On leur a imposé une enfance éternelle et, forcément, quand on n'a pas suivi la voie classique, les rites de passage, la croissance, l'adolescence, eh bien, le choc de l'âge adulte ressemble à un plongeon dans une eau glaciale qui vous saisit, vous tétanise, vous entraîne vers le fond...
Pour fuir tout ça, Alice a découvert les merveilles de la boisson. Mais le rêve tout rose, comme les éléphants, du début a viré au cauchemar et elle n'en sort pas, s'enfonce un peu plus chaque jour, se met en danger, met en danger Jean, inquiète les siens, et particulièrement Alice, car, les parents, fidèles à eux-mêmes, sont comme figés, impuissants, sans réponse.
La méthode de Louise, je l'ai dit, est différente, mais c'est aussi une forme de mise en danger, qu'elle apporte du soutien à des malades du sida ou qu'elle se maque avec une brute épaisse qui, non content de l'exploiter, passe de temps en temps ses nerfs et son mauvais alcool sur elle... A chaque fois, le sentiment d'avoir trouvé sa voie se dissipe rapidement et, tel l'élastique d'un jokari, Louise retourne illico chez Papa et Maman. A la case départ, sans toucher 20 000 francs (ah, on me dit dans l'oreillette que, désormais, c'est 200 euros, dont acte...).
Sous nos yeux de lecteurs, les autodestructions respectives de Louise et d'Alice se poursuivent. Les deux soeurs sont d'une certaines manières la bouée l'une de l'autre. Louise se démène pour sa soeur et son neveu, pour la sortir de là et aider ce gamin, dont on se demande, pardon, j'extrapole, s'il n'aurait pas souffert lui aussi de l'addiction maternelle durant sa grossesse...
Alice s'est rapprochée de ce noyau familial qu'on ne peut pas éloigner de soi trop longtemps. Mais, ne s'est-elle pas surtout rapproché de cette soeur si jeune mais désormais capable de l'aider. Peut-être la seule personne apte à, un jour, parvenir à lui faire oublier la bouteille, enfin, surtout son contenu liquide, synonyme d'oubli...
Descente aux enfers ? Oui, il y a de ça. Mais Louise, en seulement 160 pages, est aussi l'histoire d'une renaissance commune de ces deux jeunes femmes. Et surtout, de leur lutte personnelle pour trouver comment enfin rompre avec ce carcan familial. Pas avec la famille, pas avec ces parents à qui on n'a rien à reprocher véritablement, mais avec ces liens invisibles qui les retenaient prisonnières.
Ce premier roman, qu'on devine, à de nombreux endroits, autobiographique, est un condensé d'émotions. Un livre lourd, oppressant dans sa première partie, parfois terrible, puis, au fur et à mesure, l'horizon s'éclaircit. Je ne parlerai pas de rédemption, il me semble qu'il ne s'agit pas de cela. Non, disons éclosion, ou mieux encore, épanouissement.
La libération ne se fait pas brusquement, à un instant précis, sur un événement choc, non, c'est une progression, un processus. Long, douloureux, pénible, comme un sevrage. Car il y a de ça, une terrible relation de dépendance à ces parents tout à fait charmants et gentils, mais sans relief, sans aspérités, sans reproche.
Et c'est cela qui est assez dérangeant, aussi. Peut-on souffrir de trop d'amour ? Oui, des parents castrateurs, invasifs, on en connaît, le complexe d'Oedipe, tout ça... Nous sommes nourris, abreuvés, à longueur de temps d'histoires sordides, d'enfants maltraités, tués, malheureux pour des raisons bien plus évidentes... Dans ces cas-là, on est révulsés parce que notre système de valeurs est enfreint, chamboulé...
Mais, ici, ce n'est pas le cas, c'est même très difficile à exprimer. A aucun moment, il n'y a de la haine entre ces filles et leurs parents. Non, elles ne les rejettent pas, au contraire, mais elles veulent trouver un autre modus vivendi... Voilà ce qu'il m'a semblé. Je ne saurais même pas vous dire ce que penserait Julie Gouazé, pardon, Louise, de ce que je suis en train de dire.
Moi, c'est ainsi que je ressent cette profonde détresse, liée à cette vie tellement monotone qu'elle en devient insupportable, déprimante, dangereuse, néfaste. Le blocage psychologique lié à cette jeunesse, à cette éducation est évident. Pas besoin de détailler pour Alice. Pour Louise, il ira jusqu'à prendre des formes particulières.
Et c'est aussi cette rémission, oui, je parle de cet état comme d'une maladie, que l'on regarde dans la deuxième partie, avec ses effets collatéraux là aussi plein d'émotions, mais d'une toute autre nature. Seul persiste le doute, terrible épée de Damoclès. Et si Louise reproduisait ce modèle à son tour ? Peut-elle avoir une famille, sa famille, sans mal aimer ses enfants ?
Court roman, mais fort, dense, qui bouscule le lecteur, remet en cause ses certitudes. On suit Louise et Alice, on se surprend à vouloir les réprimander, parfois, mais on reste aussi vigilants à leurs difficultés et à la lente marche qui est la leur vers un renouveau. S'appuyant l'une sur l'autre, planche de salut commune, elles avancent, lentement, mais sûrement.
On ne le perçoit pas tout de suite, ça vient peu à peu. Du fait des personnalités sensiblement différentes des deux soeurs, mais aussi de leurs situations qui le sont aussi. Louise n'est pas bien, mais son vague-à l'âme ne l'a pas plongée dans une addiction ou des chemins de traverses dont il est compliqué de revenir.
Elle est restée droite, tout le temps, mais s'est ankylosée, momifiée. Une Belle au Bois Dormant dont la vie ne peut pas décoller parce qu'elle n'a pas d'ailes... Elle n'a pas, comme Alice, de signes extérieurs de désenchantement, voire de désespoir, mais sa vie ne débouche que sur des impasses, dans lesquelles elle s'engage toujours d'un pas allègre...
En fait, je me relis et je me rends compte d'un seul coup que je me trompe ! Mais si, évidemment, Louise a une addiction ! Une idolâtrie, plutôt : sa soeur. C'est son moteur, sa raison de vivre. Enfant, elle l'avait pour modèle, adulte, elle veut retrouver celle qui fut son modèle et que l'abus d'alcool a dissous. C'est pour elle qu'elle se bat, et en se battant pour Alice, elle se sauve elle-même... Révélation soudaine !
Allez, un petit cliché. Sans doute y a-t-il un côté thérapeutique à ce livre qui, jusqu'aux dernières pages, jusqu'aux dernières lignes, jusqu'aux derniers mots, nous émeut, nous bouleverse. J'ai une infinie tendresse pour Louise, la courageuse, la tenace, la lionne, malgré ses coups de mou. Bien sûr, le lien avec Alice est plus complexe.
Elle m'a agacé, Alice, énervé, mis en colère, même. Elle m'a fait pitié, aussi, je crois que j'ai détourné les yeux du spectacle insupportable qu'elle donne par moments... Je lui en ai voulu pour Jean, pour Louise, aussi, et même pour les parents. Et puis je l'ai encouragée, soutenue, je lui ai souri, je l'ai rassurée... Fascinant personnage que cette Alice, vue par les yeux aimants de Louise.
Un dernier mot sur Marie et Roger. Ne croyez pas que je les accable dans ce billet. Encore une fois, ils ne sont coupables de rien, en tout cas, volontairement. Ce qui leur manque, ils ne le possèdent pas. Mais eux aussi sont touchants, dans leur impuissance, leur incompréhension. Ils ne sont pas inactifs, au fil des pages, au contraire, mais à leur façon.
Eux aussi ont évolué à travers les 20 années évoquées principalement dans "Louise". Enfin, certainement pas autant que leurs filles. Le temps qui passe les a fait évoluer. Le cycle perpétuel de la vie a changé la donne. Et les filles peuvent exprimer ce qu'elles ressentent pour ces parents vieillissants sans risque de replonger. Et l'amour entre enfants et parents n'est plus un enfermement mais une joie, douce, sereine.
Je m'en voudrais de ne pas dire qu'il y a dans "Louise", une belle bande musicale, presque 100% chanson française, de Reggiani à Souchon. C'est plus un programme de Nostalgie que de Fun Radio, mais c'est une question de génération, forcément. Et cette musique joue un rôle important, comme une fenêtre sur le monde.
Voilà, j'ai fini. Fini de vous parler de "Louise", en espérant que vous aimerez aussi la rencontrer, la suivre. Souffrir avec elle, mais aussi respirer avec elle à la fin. Que vous soutiendrez Alice avec elle, dans les pires moments et que vous ne blâmerez pas Marie et Roger, qui, pour reprendre notre citation de départ, sont des être aussi imparfaits que le reste de l'humanité.