Parmi les grands avocats contemporains, Jacques Vergès restera probablement le plus controversé et l'un des plus flamboyants. François Dessy, dans le chapitre introductif d’un recueil d’entretiens qu’il vient de publier, Jacques Vergès, L’Ultime plaidoyer (L’Aube, 140 pages, 16,80€) en brosse ce portrait assez fidèle : « Une distinction à l’orientale digne des héros de Marguerite Duras, le charme suranné des anciens colons de Kipling, cette majesté presque coloniale - Vergès n’est pas avare de paradoxes ». Le paradoxe pourrait bien même constituer la substance première de cet étonnant ténor du barreau, « impassible bonze occidentalisé, en lévitation intellectuelle, d’une zénitude presque "tracassante", capable cependant des pires fulgurances matamoresques ».
En dépit de ce qu’aurait pu laisser espérer son titre, L’Ultime plaidoyer, qui rassemble des conversations menées dans les semaines qui précédèrent sa mort, ne lève aucun voile sur les mystères qui firent s’interroger journalistes et historiens, comme son énigmatique disparition, entre 1970 et 1978, « très à l’Est de la France. » Il n’aborde guère non plus les sujets et personnages sensibles, comme Pol Pot, Barbie, François Genoud ou Carlos. Il s’agit plutôt des dernières réflexions d’un baroudeur intrépide du barreau sur la Justice, l’humanité et, surtout, le rôle de l’avocat qui, comme il se plaisait à le dire, s’il bénéficie d’un avantage sur le médecin (celui de refuser un client), ne doit jamais oublier que chacun, même le plus indéfendable des prévenus, a le droit d’être défendu.
Ce survol d’une vie n’apprendra rien aux lecteurs assidus des différents tomes de souvenirs que publia Jacques Vergès ni aux spectateurs qui suivirent ses conférences sur La Passion de défendre ou son monologue théâtral, Serial plaideur. Il constituera en revanche une introduction utile à ceux qui désireraient découvrir la pensée et la personnalité de ce personnage complexe. Si la France libre occupe les premières pages, c’est surtout à l’Algérie, à la défense des combattants du FLN et aux décolonisations que sont consacrés de longs développements, incluant naturellement les questions relatives au concept de la « défense de rupture ».
Au fil des pages, se dévoile un esprit brillant, extrêmement cultivé, tout à la fois froid et sensible, polémiste impertinent et capable d’un humour aussi fin que grinçant. Que l’on partage ou non ses engagements - certains d’entre eux semblent si peu soutenables... -, qu’il nous inspire de l’attraction ou de la répulsion, un trait de caractère s’impose chez Jacques Vergès, qui en agace plus d’un : son élégance ironique et un peu distante. Celle-ci émerge des dialogues ici retranscrits, notamment lorsque François Dessy tente des plaisanteries de garçon de bain (« Vous deviez être terriblement tiraillé. Le tirailleur tiraillé » ), insiste trop lourdement sur une relation à caractère privé (pp. 57 à 59) ou avance imprudemment que Baudelaire se retrouva derrière les barreaux ! Vergès élude, feint de ne pas avoir entendu, reste sur ses cimes.
Il est encore trop tôt pour savoir ce que la postérité retiendra de cet « avocat du diable » ; peut-être cependant prit-il soin de semer derrière lui quelques indices : dans l’exemplaire de l’essai Les Antigones de Georges Steiner qui lui a appartenu et que j’ai entre les mains, figure un fragment de citation de Hegel qu’il souligna (selon son habitude) au marqueur jaune : « Je suis le combat. Je ne suis pas l’un des combattants. Je suis au contraire les deux combattants et le combat lui-même. »