d'après L’ENDORMEUSE de Maupassant
Dans le journal que le facteur m’apportait,
Je lus à la une : ’’ Statistiques des suicidés ’’
Et j’appris que cette année,
Plus de 8500 êtres humains se sont tués.
J’en imaginais un, la gorge tranchée,
Un autre, ayant perdu la raison,
S’était tué et tenait encore son pistolet.
Un troisième était resté assis
Une partie de la nuit
Devant le verre de poison.
Puis, à quatre heures, il le buvait.
Sur ses joues, une grimace passait.
Ses lèvres se crispaient.
Une épouvante l’égarait :
Il ne savait pas qu’il souffrirait.
Il s’est levé et il est tombé.
Il sentait ses organes brûlés,
Ses entrailles rongées
Par le feu du liquide, avant que sa pensée
Ne se fût définitivement obscurcie.
J’en vis certains pendus à des crochets
Au soleil ou sous la pluie,
Et d’autres, couchés sur leur lit.
J’aperçus des mères avec leurs petits,
Tous rigides, étouffés, asphyxiés,
Tandis qu’à côté d’eux fumait
Un poêle à charbon.
J’en surprenais un qui se jetait d’un pont…
Oh ! Trompeuse infamie de la vie !
Le suicide… mais c’est
La force de ceux qui n’en ont plus,
C’est
Le sublime courage des vaincus !
Oui,
Il y a au moins une porte à leur vie.
Ils peuvent toujours l’ouvrir et passer
De l’autre côté.
La nature a eu pour eux un mouvement de pitié ;
Elle ne les a pas emprisonnés.
Merci à elle, au nom de tous les désespérés !
Je songeais à cette foule de morts volontaires :
Plus de 8500 en une année !
Avaient-ils jeté au monde une prière,
Pour exprimer le vœu
Qu’on les comprenne mieux.
Il me semblait que tous ces suppliciés,
Ces pendus, ces égorgés, ces empoisonnés,
Ces asphyxiés, ces noyés
S’en venaient dire à la société :
’’ Aidez-nous à mourir,
Vous qui ne nous avez pas aidés à vivre.
Nous avons le droit de parler
En cette époque de liberté
Et de philosophie innovante.
Faites à ceux qui renoncent à vivre
Une mort qui ne soit point répugnante.’’
Sur ce sujet, je me mis à rêver
Laissant vagabonder ma pensée
En de bizarres songeries.
Cheminant
Dans les rues de Paris, je m’arrêtais surpris
Devant un très grand bâtiment.
Sur la plaque en cuivre fixée
À la porte cochère
Étaient gravés :
Œuvre de la mort volontaire.
Oh ! L’étrangeté des rêves éveillés,
J’entrai et déposai mon chapeau au vestiaire.
Un valet en houppelande m’a demandé
Ce que je voulais. Je l’ai questionné :
-« Quelle est votre activité, ici ? »
Sans répondre, il m’a introduit
Dans un cabinet tapissé de noir.
Le secrétaire général, m’a salué
Et m’offrit à boire.
-« Pardonnez-moi si je suis indiscret.
Je suis entré par hasard et je désirais
Savoir quel est votre métier ? »
« Mon Dieu, monsieur, on tue proprement
Et doucement, je n’ose pas dire agréablement,
Les gens qui désirent mourir. »
Je ne sus que dire.
Il reprit : -« Notre cercle a été fondé
Par les hommes les plus éminents du pays,
Par nos plus grands esprits
Sur l’ordre du général Boulanger
Dont c’est la plus remarquable décision.
Pour l’inauguration,
On a donné une grande soirée,
Un superbe gala
Avec Sarah Bernhardt, Halévy,
Alexandre Dumas,
Meilhac, Mounet-Sully…
Bref, tout le gratin de Paris. »
-« Quelle macabre plaisanterie ! »
-« Non, la mort, nous l’avons parfumée,
Nous l’avons faite aisée.
Voulez-vous-visiter ?
Je vous expliquerai. »
Dans les salons, on causait vivement.
Je n’avais
Jamais
Vu un cercle aussi vivant,
Aussi rieur, aussi animé.
Comme je m’en étonnais,
Le secrétaire reprit :
-« Notre œuvre a une vogue inouïe.
Tout le monde chic en fait partie.
Une fois qu’on est ici,
On se croit obligé d’être gai
Afin de ne pas paraître effrayé.
On plaisante, on rit,
On blague, on fait de l’esprit.
C’est certainement aujourd’hui
L’endroit le plus amusant de Paris. »
-« Et comment faites-vous… ? »
-« On asphyxie…
Mais très progressivement. »
-« Quel procédé utilisez-vous ? »
-« Un gaz puissant.
Le suicide d’un riche coûte mille francs ;
Celui d’un pauvre est gratuit,
Naturellement.
Les parfums du gaz sont modifiables à volonté
Car ils doivent donner à la mort l’odeur
D’une fleur
Que le candidat à la mort a aimé.
Voulez-vous faire un essai ? »
-« Non, merci. »
-« Oh ! Monsieur, il n’y a aucun danger. »
J’eus peur de lui paraître lâche. Je repris :
-« Bon. Je vais essayer. »
-« Étendez-vous sur l’Endormeuse. »
Je m’allongeai
Un peu inquiet.
Je fus enveloppé d’une odeur délicieuse.
Mon âme s’était engourdie.
Elle oubliait le trouble de l’asphyxie.
Le secrétaire me conseilla : -« Oh ! Monsieur,
Ne vous laissez pas prendre à ce jeu ! »
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C’est alors qu’une voix m’éveillait,
Une véritable voix, forte et assurée,
Et non plus celle de mes songeries.
Le garde champêtre du pays
Me disait : -« Bonjour, m’sieur Guy, ça va ? »
Mon rêve s’envola.
-« Bonjour, Marcel. Où allez-vous donc ? »
-« Je vais constater un noyé
Qu’on a repêché
Près des Morillons.
Encore un qui s’est jeté
Dans la rivière.
Même qu’il s’était attaché aux pieds,
M’a-t-on dit, une grosse pierre. »