Les débats parlementaires en cours sur le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte sont particulièrement intéressants en ce qu'ils démontrent que le débat sur le nucléaire évolue sensiblement. Ce qui est sans doute dû au fait que la question la plus débattue n'est plus tout à fait la même. Mais aussi que les personnes qui débattent ne sont pas non plus les mêmes.
Depuis le lancement du programme électro-nucléaire français, le débat sur le nucléaire dépassait de loin le clivage droite/gauche et s'organisait principalement sur la question de la sûreté et de la sécurité. En schématisant, la sécurité de l'approvisionnement était opposée à l'insécurité du fonctionnement.
Très récemment encore, le Parlement a pu redire sa confiance dans ce programme. Ainsi, l'article 4 de la loi n° 2005-781 du 13 juillet 2005 de programme fixant les orientations de la politique énergétique, dispose :
"L'Etat veille à conserver, dans la production électrique française, une part importante de production d'origine nucléaire qui concourt à la sécurité d'approvisionnement, à l'indépendance énergétique, à la compétitivité, à la lutte contre l'effet de serre et au rayonnement d'une filière industrielle d'excellence, même si, à l'avenir, il fait reposer, à côté du nucléaire, la production d'électricité sur une part croissante d'énergies renouvelables et, pour répondre aux pointes de consommation, sur le maintien du potentiel de production hydroélectrique et sur les centrales thermiques."
Cet article est intéressant car il intègre un nouvel argument des partisans du nucléaire : il s'agirait d'une énergie "décarbonée", utile pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à l'origine du changement climatique.
Depuis 2005, les termes et conditions du débat sur le nucléaire ont considérablement évolué. Certes, le nucléaire suscite encore bien des passions et nul doute que des députés s'exprimeront avec lyrisme, dans l'hémicycle, la semaine prochaine pour défendre ou pourfendre l'atome.
Un notion nouvelle est cependant apparue et tend à modifier le débat : celle du "mur des investissements". La production d'électricité nucléaire pose aujourd'hui la question de ce "mur" à franchir. Une notion (dont le contenu varie parfois en fonction des personnes) qui renvoie aux investissements à réaliser pour prolonger la durée de vie des réacteurs. Nonobstant, le montant des investissements à réaliser pour mettre à l'arrêt et démanteler d'autres réacteurs.
C'est ainsi que la question du coût du nucléaire est progressivement devenue centrale.
Désormais, parmi les responsables politiques, plus grand monde ne remet en cause véritablement l'objectif de réduction de la part du nucléaire dans la production d'électricité. La question a un peu changé et le débat s'est déplacé : le débat ne porte plus fondamentalement sur l'objectif de réduction lui-même mais sur les moyens et la vitesse pour y parvenir.
L'idée que la part du nucléaire va se réduire se diffuse. L'idée que le nucléaire représente l'avenir énergétique de la France se dissipe.
A ce titre, il est particulièrement intéressant de lire le compte rendu des débats entre les députés membres de la Commission spéciale en charge de l'examen de ce projet de loi.
Ainsi, au cours de ces travaux, M Julien Aubert, député UMP, a défendu en ces termes un amendement n°64, dont l'objet était - officiellement - de supprimer l'objectif de réduction de la part du nucléaire, inscrit à l'article 1er du projet de loi :
"M. Julien Aubert. Cet amendement vise à supprimer la limitation de la part du nucléaire dans le mix électrique français. Ce qui nous gêne, c’est moins de limiter cette part à 50 % que de vouloir atteindre cet objectif à l’horizon 2025. La plupart des industriels du secteur jugent cette perspective irréaliste. Outre son coût financier, elle signifierait en effet une diminution de la production de 20 gigawatts, soit la fermeture d’une vingtaine de centrales. Le nucléaire est une énergie pivot ; sa part dans notre mix énergétique va inéluctablement baisser avec le développement des EnR, mais l’envisager dans un délai si court relève d’un Gosplan volontariste qui n’est pas acceptable, pas plus que ne l’est la fermeture de la centrale de Fessenheim pour des motifs uniquement politiques."
M Julien Aubert est un excellent spécialiste du dossier énergie comme il l'a démontré tout au long des débats en commission. Il est aussi devenu le principal spécialiste de l'UMP sur cette question. Ses propos ont donc, à ce titre, une importance particulière.
La phrase suivante n'est donc pas un acte manqué : "Ce qui nous gêne, c’est moins de limiter cette part à 50 % que de vouloir atteindre cet objectif à l’horizon 2025". En d'autres termes, l'amendement de M Julien Aubert visait à supprimer la phrase de l'article 1er du projet de loi relative à l'objectif de réduction du nucléaire, non pas en raison de l'objectif de réduction à 50% lui-même, mais en raison de la date fixée pour l'atteindre.
Pour se convaincre tout à fait que M Julien Aubert n'a pas fait cette déclaration par erreur, il convient de souligner qu'il l'a réitérée :
"Je suis favorable à la diversification des sources électriques. Le problème, ce n’est pas la réduction de 50 % de la part du nucléaire, c’est le délai que l’on se fixe. Car 2025, c’est demain. En dix ans, il faudrait fermer entre un tiers et la moitié du parc nucléaire ! Or 400 000 personnes vivent de cette filière, directement ou indirectement. Il y a ainsi 200 000 emplois directs. En dix ans, il faudra reconvertir 80 000 ou 90 000 personnes. Si encore l’éolien ou le photovoltaïque pouvaient créer des emplois, ce serait une bonne chose : mais, pour ce qui est de la filière photovoltaïque, ce seront surtout des emplois en Chine !"
Si l'on met de côté la forme et des propos sans doute rapides sur le développement des énergies renouvelables, ces propos traduisent une évolution considérable de l'approche de ce dossier parmi les jeunes responsables de l'opposition. Car le nucléaire est aussi une affaire de générations.
Le débat sur le nucléaire se déplace. Il porte moins sur la question de la sûreté et plus sur la question de son coût. La question même du nucléaire change.
Un autre député UMP, M Michel Sordi, élu du Haut-Rhin et qui se bat contre la mise à l'arrêt de la centrale nucléaire de Fessenheim, n'a pas dit autre chose :
"M. Michel Sordi. La date de 2025 est trop proche. Un haut responsable d’EDF a expliqué, lors d’une audition, que, en paramétrant l’évolution des consommations et en repoussant cette date de dix ou quinze ans, nous atteindrions les 50 % sans fermer de réacteurs sur notre territoire."
Pour M Michel Sordi aussi : le problème n'est pas de réduire mais la vitesse pour y parvenir.
Pour sa part, M Damien Abad, également député UMP, a pu préciser :
"M. Damien Abad. Le nucléaire étant, chacun en est conscient, l’énergie bas carbone la plus compétitive, à quoi bon se précipiter ? Certes, le maintien d’une centrale a un coût, mais la non-rénovation et la non-modernisation en ont un aussi, économique et technologique. Un désengagement hâtif aurait des conséquences en matière d’augmentation des prix de l’électricité et de hausse des émissions de CO2. L’Allemagne a augmenté ses émissions de CO2 de 2,3 % entre 2011 et 2013. Pourquoi ce qui arrive outre-Rhin n’arriverait-il pas en France ? Avec l’amendement de repli CS225, nous proposons de réduire à 50 % la part du nucléaire non pas en 2025, mais en 2030."
Vous avez bien lu : l'UMP propose bien de réduire la part du nucléaire mais diverge du Parti socialiste sur la date à retenir pour y parvenir. Et encore, pas de beaucoup : 2030 au lieu de 2025, ce qui, fondamentalement, ne change pas grand chose.
A gauche aussi, le discours des défenseurs du nucléaire a évolué. Ainsi, M Jean-Yves Le Déaut a pu déclarer en Commission :
"M. Jean-Yves Le Déaut. Il y a un an, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques s’est penché sur cette question dans un rapport sur la transition énergétique. Il est important de se fixer des objectifs, et nous pouvons soutenir ceux qui figurent dans le texte : baisse de la part du nucléaire, des rejets de gaz à effet de serre et de la consommation globale. Cependant, le rythme de réduction doit tenir compte de l’évolution de la part des EnR dans la production globale. Or nous ignorons quel sera, en 2025 ou en 2030, le niveau réel de production des énergies éolienne et photovoltaïque. Il faut donc avoir pour objectif de développer les EnR et, en fonction des évolutions techniques, de fixer ensuite des objectifs globaux que nous ne saurions définir au préalable. C’est ce que l’OPECST a appelé, dans son rapport, une « trajectoire raisonnée»."
La position de M Le Déaut est proche de celle de M Aubert : d'accord pour réduire mais pas trop vite et pas n'importe comment. Le consensus historique sur le développement du nucléaire qui liait la droite à la gauche se transforme progressivement.
Il est également très intéressant de lire la conclusion de ce débat par la Ministre, Ségolène Royal, qui traduit sans doute une position de plus en répandue au sommet de l'Etat :
"Pourquoi prétendre que le nucléaire restera l’énergie la moins chère et que de nombreux pays étrangers continueront de nous acheter des centrales ? C’est faux. EDF ne persistera à trouver des marchés internationaux qu’en mêlant le nucléaire aux énergies renouvelables dans le mix énergétique.
Le groupe se fragilise quand il refuse d’investir en France dans les énergies renouvelables, alors qu’il le fait à l’étranger, puisqu’il a construit avec son homologue brésilien la centrale photovoltaïque du grand stade de Rio. Il ne continuera à vendre de l’énergie nucléaire que s’il propose aussi de la performance énergétique, des services énergétiques et des énergies renouvelables.
Les ingénieurs français ont été des pionniers en matière de solaire et d’éolien, mais, pour n’avoir investi que dans le nucléaire, nous avons perdu cette avance. N’aurions-nous effectué, depuis les années soixante-dix, que 10 % des investissements dans les énergies renouvelables, que nous serions très bien placés au niveau mondial. Malheureusement, il n’y a pas eu de débat. Les décisions ont été prises de manière unilatérale.
Aujourd’hui, il revient au Parlement d’être visionnaire et d’encourager les opérateurs, les petites entreprises comme les grands énergéticiens, les ouvriers comme les ingénieurs. Je ne blâme pas ceux d’entre eux qui adoptent une posture corporatiste, parce qu’ils ont du mal à imaginer l’avenir, mais notre rôle est justement de les entraîner. Le prix des énergies renouvelables, encore élevé, baissera tôt ou tard. Pour avoir eu la chance d’entendre des chefs d’État et de gouvernement s’exprimer sur le sujet, je sais que la compétition industrielle mondiale est lancée.
La sécurité nucléaire dont nous disposons nous permet de penser la transition énergétique en toute sécurité. Profitons de cette chance. Faute d’avoir investi il y a quinze ans dans la voiture électrique réalisée par Peugeot, nous avons été dépassés par les Chinois. Ne répétons pas cette erreur : notre responsabilité, au-delà des clivages politiques, est de pousser la transition énergétique.
Quand nous avons lancé les appels à projets sur l’éolien offshore, qui représente un marché considérable, EDF n’était pas à l’offensive. Les ingénieurs doivent penser la mutation de leur métier. À l’échelle planétaire, il y aura bientôt 450 centrales à démanteler. Qui peut mieux se positionner sur ce créneau que ceux qui ont construit les centrales ? Si, pour des raisons idéologiques, nous faisons du démantèlement un sujet tabou, nous perdrons aussi ce marché, ce qui, je le répète, ne rendra pas service à la France."
Ainsi, pour la Ministre de l'écologie, l'avenir de la France ne se réduit plus au nucléaire, l'avenir du nucléaire passe par sa réduction et l'avenir d'EDF ne se réduit plus à augmenter la part du nucléaire. L'avenir d'EDF est celui de la diversification.
Les responsables politiques mais aussi l'Etat sont donc en train de modifier leur appréhension de la question du nucléaire.
"M. Laurent Michel. De nombreuses études cherchent à évaluer les tendances de la consommation électrique. Certaines suggèrent que la croissance de la consommation électrique équivaut à la croissance économique minorée de 2 %, grâce aux efforts actuels et à venir d’économies d’énergie. Selon une étude de RTE, avec une croissance de 1,8 % par an d’ici à 2030, la croissance de la consommation électrique pourrait être de 0,4 % en raison des transferts d’usage. En 2011, la consommation, hors auto-consommation du secteur de l’énergie, était de 422 térawattheures. On peut envisager de passer à 440 ou 465 en tenant compte d’importantes économies d’énergie, de l’ordre de 120 térawattheures, dans le secteur tertiaire et l’industrie, mais aussi d’une augmentation de la consommation du fait des technologies de l’information et de la communication et des transferts d’usage.
Nous travaillons surtout sur des scénarios d’évolution modérée de la demande électrique, y compris après transferts d’usage. Compte tenu des besoins d’approvisionnement français et européen ainsi que du développement des énergies renouvelables, on s’achemine vers un doublement des capacités d’interconnexion aux frontières afin de passer de 10 gigawatts à 20-25 gigawatts à l’horizon 2025-2030.
Quant au nombre de réacteurs à prolonger ou à fermer, on peut l’estimer en fonction d’hypothèses de développement et de demande de nouveaux moyens de production. Actuellement, la capacité des installations nucléaires est de 63 gigawatts. Dans l’hypothèse d’une part du nucléaire de 50 % en 2025, les besoins seraient de 36 à 43 gigawatts, ce qui correspond, indépendamment des problèmes de sûreté, à un « non besoin » d’une vingtaine de réacteurs.
S’agissant de la déconnexion entre le grand carénage et la prolongation, on sait que certains investissements ont été faits ou restent à faire pour le passage de trente à quarante ans pour les réacteurs les plus jeunes. Or de tels investissements ne se conçoivent bien qu’avec un amortissement sur vingt à trente ans. Dans ces conditions, ne vaudrait-il pas mieux arrêter certaines centrales à trente ans et ne pas y entreprendre de travaux, et en prolonger d’autres directement à cinquante voire soixante ans, à condition que l’ASN l’autorise ?
M. le président François Brottes. Ce que vous venez dire change significativement la donne. Entre un grand carénage incontournable mais qui ne garantit pas la prolongation et la non prise en compte dans le grand carénage des centrales appelées à être fermées, la hauteur du mur des investissements est grandement modifiée. Ce n’est pas un point de détail !
M. Laurent Michel. Le volume et le calendrier du mur pour le nucléaire ancien sont certes modifiés, mais les investissements devront être redirigés vers les énergies renouvelables ou le nouveau nucléaire, dont les coûts en investissement sont également très lourds."
Ces propos sont nuancés. Il est possible cependant d'en retenir que l'administration compétente travaille sur cette hypothèse de réduction de la part du nucléaire, hypothèse qui n'apparaît plus comme une simple fantaisie politique.
Cette évolution bienvenue du débat sur le nucléaire, plus économique et moins catégorique, doit beaucoup au dialogue qui s'est instauré entre des élu(e)s, de la majorité comme de l'opposition, qui acceptent de débattre de l'avenir du parc nucléaire, malgré des engagements passés différents. Il en va ainsi de celui qui s'est noué entre les députés François Brottes et Denis Baupin, tous deux également excellents spécialistes du sujet.
Sur ce dossier notamment, la discussion parlementaire de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte s'avère donc, pour le moment, trés certainement utile.
Une loi qui sera peut être aussi importante par ce qu'elle exprime que par son contenu écrit.
Arnaud Gossement
Selarl Gossement avocats