La fameuse réforme – celle du « renouveau pédagogique » avec sa pédagogie socioconstructiviste – a beau avoir cherché à transformer certaines pratiques quasi fordistes propres au système scolaire (méthodes d’apprentissage vues comme mécaniques, compartimentation des disciplines, etc.), elle ne l’en a pas éloigné des modes organisationnels du capitalisme pour autant, au contraire. En misant sur la créativité, les compétences pratiques et la polyvalence, elle a plutôt contribué à adapter l’école à un « capitalisme cognitif » en émergence. Comme l’ont bien décrit Luc Boltanski et Ève Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999), les entreprises de cette « économie du savoir » ont en effet intégré les critiques dites « artistes » du capitalisme, adaptant davantage leur organisation au travail créatif afin de maximiser la « productivité des esprits ». Transformer les écoles en suivant le modèle entrepreneurial de la Silicon Valley – tablettes tactiles et téléphones intelligents inclus –, est-ce vraiment un projet de société misant sur le développement de la citoyenneté et de l’autonomie humaine ?
Certes nous sommes là au Canada mais, en France, n'y aurait-il pas de « leçons » à en tirer ?
Michel Peyret
REVUE RELATIONS : POUR UNE ÉDUCATION ÉMANCIPATRICE
Ce texte est tiré du nouveau dossier de la revue Relations intitulé « Pour une éducation émancipatrice » (no 774, octobre 2014) présentement en kiosques. Presse-toi à gauche poursuit une collaboration avec la revue Relations de façon à élargir les débats qui y sont présentés et les partager à son lectorat. Nous accueillons cette fois un texte de son secrétaire de rédaction, Emiliano Arpin-Simonetti, qui ouvre le dossier.
Le site de Relations : www.revuerelations.qc.ca
La marchandisation et la technocratisation gangrènent notre système d’éducation – et plusieurs sphères de notre société – depuis maintenant des décennies. Il y a une dizaine d’années, nous consacrions un dossier à ce « Malaise dans l’éducation » (no 687, septembre 2003), marqué entre autres par la constante inféodation de l’institution scolaire à la logique marchande et aux exigences des entreprises ainsi que par la cannibalisation du système public par les écoles privées. Mis en lumière par un grand nombre d’ouvrages, ce malaise progresse néanmoins, et avec lui la domestication des consciences, nous dépossédant chaque jour un peu plus de notre capacité d’envisager collectivement le monde en dehors des termes de l’utopie capitaliste, limitant notre autonomie à son égard, rapetissant notre humanité.
Cette progression rencontre heureusement d’importantes résistances. Elles sont parfois quotidiennes et anonymes, comme celle des innombrables enseignants et professeurs qui, par leur intelligence et leur passion, éveillent curiosité et sens critique chez leurs élèves et étudiants, malgré un contexte général valorisant peu le métier d’enseigner. Elles sont parfois massives et frontales, comme le fut le printemps étudiant de 2012. Ce mouvement historique, qui n’a pas fini de nous livrer ses fruits, a ouvert une brèche dans laquelle nous souhaitons nous introduire avec ce dossier, dans l’espoir de l’élargir autant que possible.
Cinquante ans sont passés depuis le rapport Parent (1963-1966), qui a jeté les bases de notre système d’éducation actuel. Cette réforme, certes animée d’un esprit humaniste soucieux de transmettre une culture commune et de démocratiser l’éducation en en permettant l’accès au plus grand nombre, avait aussi pour but de former une main-d’œuvre qualifiée dans un marché du travail en plein essor. Elle visait en effet – du moins en partie – à améliorer les conditions de vie d’une population québécoise jusqu’alors largement prolétarisée. Au fil des décennies, avec les mutations de l’économie capitaliste, il semble toutefois que cet objectif d’adaptabilité au marché du travail ait pris le dessus sur la mission humaniste.
Aussi, n’en déplaise à tous ceux et celles qui en appellent aujourd’hui à une réforme du système d’éducation québécois afin que les cerveaux correspondent aux besoins des entreprises – pour reprendre les termes du recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton –, nous croyons que c’est plutôt l’héritage humaniste aux sources de notre système qui doit être revisité, et surtout, réactivé.
Pas question, toutefois, de verser dans la nostalgie d’un âge d’or où les humanités gréco-latines trônaient au sommet du corpus académique et où l’université aurait, dit-on, dispensé une éducation universelle vraiment orientée vers l’intérêt commun. Cet âge d’or tient en effet davantage du fantasme – ou de la rhétorique – que de la réalité. Il s’agit plutôt de réfléchir à ce que signifie, aujourd’hui, former des êtres humains autonomes capables de pensée critique et donc d’avoir une préhension sur la vie collective et sur l’héritage culturel qui leur est transmis. Il s’agit de prendre conscience de ce qu’il nous faut opposer au dévoiement marchand de l’éducation, à la fascination de nos dirigeants pour les formes de l’administration managériale et technocratique, à la captation de la créativité et de l’imagination par les seules forces productives. Il s’agit de chercher comment faire de l’éducation un vecteur d’humanité et d’humanisation du monde et non un instrument de dressage au profit d’un quelconque pouvoir, qu’il soit économique, politique ou religieux.
Le printemps québécois, en ce sens, nous a offert non seulement un modèle de contestation et de mobilisation, mais aussi une magnifique incarnation des principes qui doivent animer l’éducation. Le temps d’une grève, il a ouvert une multitude d’espaces de partage, d’échange et de création (composantes indispensables d’un apprentissage réel), qui plus est autogérés, ouverts à tous et impulsés par le désir de faire collectivité. Groupes de réflexion, séminaires populaires dans la rue ou dans le métro, cellules de création de toutes sortes ont essaimé, ravivant l’esprit d’une éducation populaire et libre.
Il est révélateur que ces espaces jouant un rôle éducatif indéniable n’aient pu naître qu’en marge de l’institution scolaire, dans le temps libéré par le débrayage. Cette réalité pousse à un questionnement fondamental sur l’aménagement institutionnel de ce système auquel nous demandons beaucoup de choses, souvent contradictoires.
Les contraintes budgétaires et organisationnelles auxquelles est confronté notre système d’éducation et les pressions qui le poussent à singer le modèle du privé minent en effet sa capacité d’être un lieu d’apprentissage « à visage humain », favorisant l’autonomie, l’initiative et l’égalité des chances pour tous. Pour ne nommer que celles-là, le cadre horaire étriqué, le manque de personnel spécialisé et le peu de ressources allouées à l’enseignement – à tous les niveaux –, font partie du problème que n’ont pu résoudre les réformes visant à rendre l’école plus « participative » et proche des préoccupations bien concrètes des élèves.
La fameuse réforme – celle du « renouveau pédagogique » avec sa pédagogie socioconstructiviste – a beau avoir cherché à transformer certaines pratiques quasi fordistes propres au système scolaire (méthodes d’apprentissage vues comme mécaniques, compartimentation des disciplines, etc.), elle ne l’en a pas éloigné des modes organisationnels du capitalisme pour autant, au contraire. En misant sur la créativité, les compétences pratiques et la polyvalence, elle a plutôt contribué à adapter l’école à un « capitalisme cognitif » en émergence. Comme l’ont bien décrit Luc Boltanski et Ève Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999), les entreprises de cette « économie du savoir » ont en effet intégré les critiques dites « artistes » du capitalisme, adaptant davantage leur organisation au travail créatif afin de maximiser la « productivité des esprits ». Transformer les écoles en suivant le modèle entrepreneurial de la Silicon Valley – tablettes tactiles et téléphones intelligents inclus –, est-ce vraiment un projet de société misant sur le développement de la citoyenneté et de l’autonomie humaine ?
Devant cette réalité, difficile de ne pas se demander si l’école, dans sa forme obligatoire et universelle actuelle, ne s’apparente pas à une « technique industrielle » suivant l’évolution du capitalisme et agissant comme outil de sa reproduction. Yves-Marie Abraham porte ce questionnement dans le présent dossier. Dès lors, il convient de se poser la question : une éducation émancipatrice, capable de donner une chance égale à tous de s’épanouir en tant qu’être humain selon ses inclinations personnelles et de prendre part à la vie collective à ce titre, est-elle envisageable dans une société capitaliste ?