Gavin Bryars, compositeur avec sourire en coin

Publié le 03 octobre 2014 par Bmgeneve

La musique la plus drôle du monde

Une nuit, à l’heure où parfois les programmateurs de radio se permettent de balancer des perles inavouables sinon inaudibles à l’antenne, j’ai entendu une musique qui m’a fait proprement tomber du lit de rire. C’était il y a 40 ans et depuis, je soupire après cette musique.

Or entretemps, internet a été inventé et ce système d’échange d’informations pour physiciens des cimes et des profondeurs est devenu la plus grande bibliothèque de l’Univers. Ce qui devait donc fatalement arriver un jour est arrivé : un bienfaiteur de l’humanité et de la culture en particulier a posté sur Youtube en 2013 les fichiers des musiques qui m’avaient gravement secoué une nuit dans les années septante. Ô surprise ! Ô joie ! Ô bonheur !

Il s’agit du Portsmouth Sinfonia, fondé par le contrebassiste et compositeur Gavin Bryars. Concept inexistant jusqu’alors, l’orchestre était formé de musiciens amateurs qui ne devaient avoir qu’une connaissance approximative de leur instrument. L’idée était de les faire jouer tous ensemble en première lecture sous la direction d’un chef, micros ouverts et surtout, sans s’arrêter. C’était des œuvres célèbres que tout le monde avait déjà entendu une fois ou l’autre : la 5ème de Beethoven, le Beau Danube bleu, l’Ouverture de Guillaume Tell, etc. Le résultat fut stupéfiant, l’éclat de rire tonitruant et le succès immédiat.

Mais pour moi, juste après le plaisir d’avoir enfin pu réentendre ces interprétations incroyables, l’étonnement fut de me rendre compte que celui qui a été l’instigateur de mon plus grand éclat de rire musical – Gavin Bryars – est aussi celui qui a composé la musique la plus profondément triste qu’il m’ait été donné d’entendre : « The sinking of the Titanic » (Le naufrage du Titanic), pièce électro-acoustique.

La musique la plus triste du monde

Là, le concept partait de la légende bien connue depuis le naufrage du Titanic en 1912 de l’orchestre de salon qui aurait joué jusqu’à la disparition du navire dans les ténèbres de l’océan. Pour donner corps et vie à l’évocation du célèbre naufrage, Gavin Bryars utilisa les morceaux de musiques doucereuses joués dans les salons de 1ère classe du paquebot. Musiques se distordant progressivement, accompagnant l’enfoncement du bâtiment dans la nuit des profondeurs océaniques. Prolongement du mythe de l’orchestre attaché à sa fonction, fidèle jusqu’à l’absurde. La musique se cogne contre les parois de métal devenues cercueil et linceul. Elle se dissout dans les paquets de mer qui s’engouffrent par les hublots fracassés et les entrailles éventrées. Musique en lambeaux dont l’écho se mêle en s’estompant progressivement, à mesure de l’enfoncement du géant réputé insubmersible. Musique emprisonnée à jamais, s’échappant encore par bribes en bulles d’air vers le haut, jusqu’au silence final de l’infra monde que le Titanic rejoint interminablement.

Gavin Bryars, révélateur d’inconscient collectif

Le fait que le même homme ait été à l’origine de la musique la plus drôle et de la musique la plus triste du monde, ne laisse pas de m’étonner et je ne peux que lui adresser un hommage admiratif. Mais au-delà des éclats de rire ou de l’oppression de la plus insondable tristesse, il faut percevoir un 2ème niveau de compréhension de ces œuvres : toutes deux donnent à entendre en vrai, une notion aussi éthérée qu’est l’Inconscient collectif.

L’exécution de la 5ème symphonie de Beethoven, au-delà de son massacre hautement comique par des musiciens amateurs, a été précisément rendue possible parce que tous les musiciens connaissaient l’œuvre apparemment de toute éternité, sans l’avoir jamais étudiée. De même les auditeurs reconnaissent l’œuvre malgré le chaos de l’interprétation. Ce que l’on entend est un nuage informe où l’on reconnaît néanmoins la 5ème de Beethoven comme un ectoplasme aggloméré de l’Inconscient collectif.

De même, le détournement des musiques de Salon sentimentales et sirupeuses, caricatures de la joie et de l’insouciance petite-bourgeoise en une musique funèbre, en font des archétypes de l’inconscient collectif, comme les ruines d’un parc d’attraction au lendemain de la bombe atomique. Le sourire du clown géant en plastique devient plus lugubre que la plus sinistre représentation de la mort.

Gavin Bryars est un compositeur britannique de musiques expérimentales depuis un demi-siècle. Il a été l’ami de musiciens aussi importants que Brian Eno ou John Adams. Et si sa place dans l’histoire de la musique le tient éloigné des principaux courants de la musique contemporaine, il peut se targuer d’une appartenance autrement plus prestigieuse (en tout cas à mes yeux) : il est membre éminent du Collège de Pataphysique, à l’instar de fameux prédécesseurs tels qu’Alfred Jarry, Marcel Duchamp, Erik Satie ou Boris Vian qui tous partagent avec lui cette faculté délicate entre toutes : le sourire en coin !

Paul Kristof

BRYARS, Gavin. The sinking of the Titanic  (Point music , 1994)    Disponible dès l’ouverture de l’espace musique à la Cité au printemps 2015


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