Elle est debout, mais pantelante.Nous suivons la même route que le jour où nous la vîmes
entière. Nous comptions la distance, guettant le talus d’où elle se montre au voyageur,
nous avancions, la tête tendue comme à la portière d’un wagon lorsqu’en marche
on cherche à reconnaître un visage. Avait-elle conservé le sien ?Nous touchons le talus. On ne la distingue pas. C’est
pourtant là que nous étions l’autre fois. Rien. C’est que le temps moins clair
ne permet pas au regard de porter aussi loin. Nous la cherchons en avançant.La voilà derrière une voilette de brume. Serait-elle donc
encore ?Les premières maisons de Reims nous la cachent. Nous
arrivons au parvis.Ce n’est plus elle, ce n’est que son apparence.C’est un soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa
silhouette toujours haute mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous
montrerait sa poitrine déchirée.Les pierres se détachent d’elle. Une maladie la désagrège.
Une horrible main l’a écorchée vive.Les photographies ne vous diront pas son état. Les
photographies ne donnent pas le teint du mort. Vous ne pourrez réellement
pleurer que devant elle, quand vous y viendrez en pèlerinage.Elle est ouverte. Il n’y a plus de portes. Nous sommes déjà
au milieu de la grande nef quand nous nous apercevons avoir le chapeau sur la
tête. L’instinct qui fait qu’on se découvre au seuil de toute église n’a pas
parlé. Nous ne rentrions plus dans une église.Il y a bien encore les voûtes, les piliers, la carcasse,
mais les voûtes n’ont plus de toiture et laissent passer le jour par de
nombreux petits trous ; les piliers, à cause de la paille salie et brûlée
dans laquelle ils finissent, semblent plutôt les poutres d’un relais ; la
carcasse, où coula le réseau de plomb des vitraux n’est plus qu’une muraille
souillée où l’on ne s’appuie pas.Deux lustres de bronze se sont écrasés sur les dalles. Nous
entendons encore le bruit qu’ils ont dû faire. Des manches d’uniformes
allemands, des linges ayant étanché du sang, de gros souliers empâtés de boue,
c’est tout le sol. Comment l’homme le plus catholique pourrait-il se croire
dans un sanctuaire !…Nous prenons l’escalier d’une tour. Les deux premières
marches ont sauté. Tout en le montant, notre esprit revoit les blessures
extérieures. Nous devons être au niveau de ce fronton où Jésus mourait avec un
regard si magnanime. Le fronton se détache, maintenant, telle une pâte
feuilletée, et Jésus n’a plus qu’une partie sur sa joue gauche. Plus haut est
cette balustrade que, dans leur imagination, les artisans du moyen âge ont dû
destiner aux anges les plus roses ; la balustrade s’en va par colonne, les
anges n’oseront plus s’y accouder. Puis c’est chaque niche, que l’on n’a plus,
maintenant, qu’à poser horizontalement, à la façon d’un tombeau, puisque les
saints qu’elles abritaient sont pour toujours défaits ; c’est chaque
clocheton, dont les lignes arrachées se désespèrent de ne plus former un sommet ;
c’est chaque motif qui a perdu son âme de sculpteur. Et nous montons sans
pouvoir chasser de nous cette impression que nous tournons dans quelque chose
qui se fond tout autour.Nous arrivons à la lumière. Sommes-nous chez un plombier ?Du plomb, du plomb en lingots biscornus. La toiture disparue
laisse les voûtes à nu. La cathédrale est un corps ouvert par le chirurgien et
dont on surprendrait les secrets.Nous ne sommes plus sur un monument. Nous marchons dans une
ville retournée par le volcan. Sénèque, à Pompéi, n’eut pas plus de difficultés
à placer le pied. Les chimères, les arcs-boutants, les gargouilles, les
colonnades, tout est l’un sur l’autre, mêlé, haché, désespérant.Artistes défunts qui aviez infusé votre foi à ces pierres,
vous voilà disparus.Le canon, qui tonnait comme de coutume, ne nous émotionnait
plus. L’édifice nous parlait plus fort. Le canon se taira. Son bruit, un jour,
ne sera même plus un écho dans l’oreille, tandis qu’au long des temps, en
pleine paix et en pleine reconnaissance, la cathédrale criera toujours le crime
du haut de ses tours décharnées.Nous redescendons. Nous sommes près du chœur. De là, nous
regardons la rosace – l’ancienne rosace. Il ne lui reste plus qu’un tiers de
ses feux profonds et chauds. Elle créait dans la grande nef une atmosphère de
prière et de contrition. Et le secret des verriers est perdu !En regardant ainsi, nous vîmes tomber des gouttes d’eau de
la voûte trouée. Il ne pleuvait pas. Nous nous frottons les yeux. Il tombait
des gouttes d’eau. C’était probablement d’une pluie récente ; mais pour
nous, ainsi que pour tous ceux qui se seraient trouvés à notre côté, ce n’était
pas la pluie : c’était la cathédrale pleurant sur elle-même.Il nous fallut bien sortir.Les maisons qui l’entourent sont en ruines. Elles avaient
profité de sa gloire. Elles n’ont pas voulu lui survivre. On dirait qu’elles
ont demandé leur destruction pour mieux prouver qu’elles compatissent. En
proches parents, elles portent le deuil.Le canon continue de jeter sa foudre dans la ville. Les
coups se déchirent plus violemment qu’au début. Que cela peut-il faire
maintenant ? La cathédrale de Reims n’est plus qu’une plaie. Le Matin, 29 septembre 1914