d'après LE CHAMP D’OLIVIERS de Maupassant
Quand les hommes du port de Garandou
Aperçurent la barque de l’abbé Padoux
Qui revenait de la pêche, ils ont accouru :
-« Eh ben ! Bonne pêche, monsieur le curé ? »
-« Oui. Trois barbues,
Deux dorades et six rougets. »
Malgré ses soixante ans,
L’ecclésiastique
Était d’une nature énergique.
Il ressemblait plus à un aventurier
Qu’à un desservant.
Il sauta sur le quai,
Puis remonta
Vers son presbytère
À grands pas lents,
Avec un air de force et de dignité.
Il se découvrait par moments
Quand il passait sous l’ombre des oliviers
Pour livrer à l’air frais de la soirée
Son front carré,
Le front d’un officier
Plutôt qu’un front de curé.
Ses yeux calmes regardaient le village,
Son village,
Où il était curé depuis vingt ans.
C’était un homme du monde auparavant,
Le baron de Padoux, un homme fort élégant.
Ayant eu à trente ans
Un terrible chagrin d’amour, il se fit prêtre.
------------------------------
Un ami lui avait fait connaître
Une actrice qu’il aima pendant
Quatre ans.
Il aurait fini par l’épouser
S’il n’avait découvert un qu’elle le trompait.
Le drame s’aggravait
Par le fait
Qu’elle attendait un enfant.
Le baron lui reprocha sa perfidie
Et l’aurait tuée sur le champ
Si elle ne lui avait pas dit :
-« Ne me tue pas. Ce n’est pas ton enfant. »
Alors, le baron lui dit seulement :
-« Va-t’en, laisse-moi
Et que jamais je ne te revoie. »
Elle obéit. Lui, partit de son côté
Sur les bords de la Méditerranée.
Une auberge lui plut. Il y demeura un an,
Dans le chagrin et un complet isolement.
Il confiait sa peine à Dieu,
À son Dieu
Dans de ferventes oraisons
Il Lui demandait conseil, secours, protection.
Il ne cessa pas toutefois d’aimer
Les exercices violents,
L’aviron et le tir au pistolet.
Mais maintenant, il détestait
Les femmes comme un enfant
Craint les mystérieux dangers.
-------------------------
Le prêtre avait traversé
Le champ d’oliviers. Il s’est arrêté
Devant sa porte. Sa servante installait
La table du dîner.
-« Eh ! Martha ! Je vous apporte des rougets.
Vous allez me les faire griller au beurre,
Rien qu’au beurre,
Vous entendez ? »
-« Oui, monsieur le curé.
Ah ! Je dois vous dire aussi
Qu’un homme est venu trois fois
Vous demander ici. »
-« Un homme ?
Quel genre d’homme ? »
-« Je ne sais pas trop, ma foi. »
-« Un mendiant ? »
-« Je croirais plutôt un maoufatan. *
Tiens, le revoilà. » L’abbé aperçut
Un homme mal vêtu
Âgé de vingt-cinq ans environ,
Qui s’en venait vers sa maison.
-« Bonjour, curé ! » dit le voyou
-« Je vous salue » répondit l’abbé Padoux
À ce passant suspect
Le jeune homme questionna l’abbé :
-« Hé bien ! Vous me reconnaissez ? »
*Mot provençal signifiant rôdeur, malfaiteur.
Le prêtre, très étonné, le contemplait :
-« Pas du tout. Je ne vous connais pas. »
-« Ah ! Vous ne me reconnaissez pas ? »
-« Non, j’ai beau vous regarder,
Je ne vous ai jamais…. »
-« ’’vu’’, ça, c’est vrai.
Mais en voici un que vous connaissez. »
Et il tira de son sac une photographie,
Tâchée, marbrée, jaunie.
« Et celui-là, vous le connaissez ? »
L’abbé demeura stupéfait :
C’était
Son propre portrait,
Tiré jadis
Quand il était amoureux de l’actrice.
L’abbé ne comprenait pas.
Le vagabond répéta :
-« Le reconnaissez-vous, celui-là ? »
Le prêtre balbutia :
--« Mais oui. » -« C’est bien vous ? »
-« Oui, c’est moi. »
-« Eh bien ! Regardez-nous
Tous les deux, vous
Sur le portrait, et moi. »
-« Que me voulez-vous ? »
D’une voix méchante, le gueux
Répondit : -« …Mais je veux
Que vous me reconnaissiez. »
-« Mais qui êtes-vous ? » -« Qui je suis ?
Demandez
À n’importe qui
En lui montrant ça
Et j’en suis certain,…il rira.
…Et vous, vous ne me reconnaissez pas ?
Je suis votre fils, curé-papa. »
Alors, l’abbé, désespéré, gémit :
-« Ce n’est pas possible. »
Le jeune homme s’approcha tout contre lui :
-« Ah ! Ce n’est pas possible ? »
Il avait une figure menaçante,
Les poings fermés
Et parlait de façon violente.
Le prêtre se dit :
’’ Cet homme ne peut pas se tromper.’’
Et s’est exclamé :
-« Je n’ai jamais eu de fils. »
L’autre, riposta : -« …Et pas de maîtresse ? »
-« Si. » -« Et cette maîtresse
N’était pas grosse quand vous l’avez chassée ? »
Soudain la colère du curé,
Non pas étouffée mais murée
Au fond de son cœur d’ancien amant
Brisa les voûtes de son engagement.
Et explosa : -« Je l’ai chassée
Parce qu’elle m’avait trompé
Et qu’elle portait
Un enfant qui n’était pas de moi.
Sans quoi,
Je l’aurais tuée. »
Surpris par l’emportement du curé,
Le jeune homme hésita
Puis répliqua
Plus doucement :
-« Qui vous a dit que ce n’était pas votre enfant ? »
-« Mais…ma maîtresse, et en me bravant. »
-« Eh bien ! C’est maman qui s’est trompée,
Et de surcroît en vous narguant. »
-« Qui vous a annoncé
Que vous étiez mon fils ? »
-« Elle, en mourant…Et puis ceci… »
Et il tendit au prêtre une autre photographie.
L’ecclésiastique la prit
Et compara son interlocuteur inconnu
Avec le premier cliché. Il ne doutait plus :
C’était bien son fils !
----------------------------------
Menacée par l’amant outragé,
L’actrice, perfide, lui avait menti
Pour sauver sa vie.
Et le mensonge avait réussi.
Son fils était devenu ce miséreux,
Debout devant lui sordide et vicieux.
----------------------------------
-« Expliquez-vous un peu mieux. »
-« C’est pour ça que je suis venu, parbleu ! »
-« Alors, votre mère est décédée ? »
-« Oui. » -« Il y a longtemps ? »
-« Oui. Trois ans. »
-« Et comment n’êtes-vous pas venu
Me trouver avant ? »
-« Je n’ai pas pu.
J’ai eu des empêchements…
Je vais vous raconter
Mais auparavant, je dois vous avouer
Que je n’ai rien mangé
Depuis hier matin. »
L’abbé lui tendit les deux mains :
-« Oh ! Mon pauvre enfant, allons diner. »
Dix minutes plus tard, ils s’asseyaient
Devant le plat de rougets :
-« Comment vous appelez-vous ? »
Demanda l’abbé Padoux.
-« Père inconnu ; nom de ma mère.
Et j’ai deux prénoms
Qui ne me vont guère :
Philippe-Louis. »
-« Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms ? »
-« Maman a voulu
Faire croire à votre noble rival
Que j’étais son fils.
Jusqu’à mes quinze ans, il l’a cru,
L’animal.
Là, j’ai commencé à vous ressembler
Et la canaille, il m’a renié.
Et comme je ne ressemblais
À aucune personne de votre famille
Je fus appelé
Philippe-Louis de Fréville
Fils reconnu tardivement
Par ce comte-sénateur, amant de maman. »
-« Vous l’avez appris comment ? »
-« Lors d’une scène entre lui et maman. »
Quelque chose de tenaillant,
Une sorte d’étouffement
Oppressait l’abbé.
Cela lui venait,
Non pas tant de ce qu’il entendait
Mais de la façon dont elles étaient prononcées
Par cette crapule de voyou.
’’ Dire que c’est mon fils’’
Pensa l’abbé Padoux.
Mais il voulut tout écouter,
Tout supporter.
L’abbé appela Martha :
-« Apportez-nous deux bouteilles de rosé. »
Philippe-Louis, radieux, s’exclama :
-« Chouette ! Voilà une bonne idée ! »
-« De quoi est morte votre mère ? »
Questionna l’abbé.
-«De la poitrine.» -«A-t-elle longtemps souffert?»
-« Dix-huit mois à peu près ».
-« Elle vivait encore avec lui, n’est-ce pas ? »
-« Oui…mais avec des hauts et des bas. »
-« Furent-ils heureux
Tous les deux ? »
-« Ça aurait était très bien sans moi.
Mais j’ai toujours tout gâté. »
-« Comment et pourquoi ? »
Demanda l’abbé.
-« Le comte accusait maman
De l’avoir mis dedans.
Maman ripostait :
’’Quand tu m’as prise, tu savais
Que j’étais la maîtresse de l’autre.’’
C’est vous, ’’l’autre’’ »
-« Ah ! Ils parlaient de moi quelquefois ? »
-« Ils ne vous ont jamais nommé devant moi,
Sauf aux derniers jours, à la fin,
À la toute dernière fin. »
-« Et quand avez-vous appris que votre mère
Était dans une situation… irrégulière ? »
-« Je ne suis pas naïf, vous savez
Et je ne l’ai jamais été. »
Le garnement se versait sans arrêt à boire.
Ses yeux s’allumaient.
Le prêtre faillit l’arrêter mais il a pensé
Que l’ivresse le rendrait bavard.
-« Que disait-elle de moi, votre mère ? »
-« Ce qu’on dit d’ordinaire
D’un homme qu’on a lâché :
À savoir que vous étiez
Un compagnon particulièrement embêtant. »
-« Elle a dit cela souvent ? »
-« Oui. » -« Et vous, dans cette maison,
Comment vous traitait-on ? »
-« Moi ? Très bien d’abord
Et puis, on m’a flanqué dehors. »
-« Comment ça ? »
-«J’avais fait des fredaines. Ces gouapes-là
M’ont mis dans une maison de correction.
Ah ! J’en ai eu une vie
Après mon séjour dans cette prison !
Une drôle de vie !
On ne devrait jamais envoyer un garçon
En maison de correction
À cause des connaissances qu’on y fait.
J’ai fait une autre bêtise qui a mal tourné :
Comme je me baladais
Avec trois camarades, tous éméchés,
On a poussé une voiture
Dans une rivière. Le chauffeur dormait.
Il s’est réveillé dans l’eau. Il a dû nager… !
Mes copains m’ont dénoncé,
Ces sales cochons
Et me v’là en prison.
Mais ma dernière bêtise,
Il faut que je vous la dise
Parce que celle-là,
Elle vous plaira :
Je vous ai vengé, mon papa.
Quand, libéré, je suis rentré,
Maman m’a annoncé :
’’Je suis près de mourir
Et j’ai quelque chose à te dire :
’’ Ton père est toujours vivant. ‘’
Je le lui avais demandé pourtant
Plus de cent fois…
Mille fois…
Mais elle avait en permanence refusé
De me dire la vérité.
Maman s’était assise dans son lit
Et, s’adressant au comte, lui a dit :
-’’Je ne veux pas que mon fils meurt de faim.
Alors, faites quelque chose pour lui, Philippe.
(En lui parlant, elle le nommait Philippe)
Il répondit : -’’ Pour ce vaurien,
Jamais ! ’’
-’’ Voulez-vous qu’il meurt de faim, vraiment ? ’’
-’’ Rosette, je vous ai donné chaque année
Vingt mille francs chaque année.
Inutile d’insister.
Nommez-lui l’autre si vous voulez,
Je le regretterai bien
Mais en vérité, je m’en lave les mains.’’
Se tournant vers moi, maman reprit :
’’ Ton père, le baron de Padoux,
S’appelle aujourd’hui l’abbé Padoux,
Curé de Garandou, dans le Midi.
Nous étions amants
Quand je l’ai quitté pour celui-ci.’’
Elle me conta tout, sa grossesse y compris,
Mais elle m’a caché vous avoir mis dedans.
Maman devait mourir deux jours après.
Un soir, le comte me toucha le bras :
’’J’ai à vous parler.
Je ne veux pas
Paraître aussi méchant
Que je l’ai montré à votre maman.’’
Il m’offre un billet de mille francs.
Qu’est-ce que j’allais faire avec mille francs ?
Je vis, dans son tiroir, un gros tas de billets.
La vue de cette liasse de papiers,
Ça me donne envie de chouriner.
Alors, ce saligaud de comte, je l’ai égorgé,
Déshabillé, retourné
Et …ah ! ah !...je vous ai drôlement vengé !...»
-« Après cette ignominie, qu’avez-vous avez fait …? »
-« Je me suis sauvé.
Maintenant, …papa…papa-curé…
Est-ce drôle d’avoir pour papa un curé…!
Ah ! Ah ! Faut être gentil
Bien gentil avec bibi…»
-« Écoutez. Demain matin, vous partirez.
Vous vous rendrez
À l’endroit que je vais vous indiquer
Et vous ne devrez jamais le quitter
Sans mon autorisation.
Je vous verserai une petite pension.
Si vous me désobéissez une seule fois,
Vous aurez à faire à moi. »
Bien qu’abruti par le vin,
Le criminel comprit la menace et hurla :
-« Faut pas m’ la faire, papa…
T’es curé…et je te tiens…
Tu fileras doux, Ah ! Ah ! »
L’abbé sursauta,
Et lui jeta la table à la tête.
Sentant qu’il devenait au pouvoir du prêtre,
L’ivrogne sortit son couteau.
Mais l’abbé culbuta son fils sur le dos
Avec tant de violence qu’il ne remuait plus.
Alertée par le bruit, Martha accourut.
Elle vit d’abord le maoufatan,
Baignant dans une mare de sang,
Puis, sous la table, les pieds de l’abbé.
---------------------------
Les gendarmes devaient découvrir
Le curé et un homme qui semblaient dormir,
L’un, du sommeil éternel, la gorge tranchée,
L’autre, du sommeil des avinés.
Les deux gendarmes se jetèrent sur ce dernier
Et avant qu’il ne fût réveillé,
Lui passèrent des chaînes au poignet.
Puis le brigadier a interrogé :
-« Comment l’abbé
Ne s’est-il pas sauvé ? »
-« Il était trop soûl », répliqua Martha.
Et tout le monde fut de cet avis-là.
Personne n’imagina que l’abbé
S’était suicidé.