Plus encore qu’un historien, Ibn Khaldûn est un philosophe de l’histoire, l’un des plus grands : il livre une réflexion sur le pouvoir et sa nature profonde, fruit évidemment de son expérience propre, sur l’Etat, sur la civilisation (‘umrân) et donc sur l’homme. Il dépeint une histoire à échelle humaine, conçue non plus comme le plan de Dieu mais comme le fruit des actions et des volontés des hommes ; une histoire qui obéit à des lois mais qui pourtant s’articule sur une dynamique, et donc n’est jamais figée. La vision de l’histoire d’Ibn Khaldûn, est puissante. Puissante parce qu’elle propose un principe fondamental à même d’expliquer l’alternance des dynasties, puissante parce qu’elle utilise la métaphore organique pour analyser efficacement la vie et la mort des empires – ce qui n’est pas sans faire penser à ce que fera, plusieurs siècles plus tard, Hegel. Puissante, pour le dire autrement, parce que, avec ce cycle génération – corruption [4], en montrant comment et pourquoi les Etats se font et se défont au rythme des invasions nomades, elle donne un sens au bruit et à la fureur qui sont la moelle épinière de l’histoire.
Ibn Khaldûn est né en 1332...
Un des premiers historiens ?
Michel Peyret
IBN KHALDÛN
ARTICLE PUBLIÉ LE 21/02/2013
Les clés du Moyen-Orient
Par Florian Besson
La pensée et les écrits d’Ibn Khaldûn, homme de cour et homme de lettres du XIVème siècle, ont été découverts par l’Occident au XIXème siècle, même si les philosophes des Lumières s’y étaient déjà intéressés. Dans le contexte de la colonisation, on a fait de son Kitab al’Ibar, le Livre des exemples, un précieux manuel permettant de mieux comprendre le Maghreb et ses tribus. Il a ainsi été traduit en français par le Baron de Slane, entre 1862 et 1868, à la demande du ministère de la Guerre. En 2006, à l’occasion du six-centième anniversaire de sa mort, une nouvelle traduction, proposée par Abdesselam Chedaddi, est l’occasion de le redécouvrir dans toute sa complexité
Son parcours politique
Ibn Khaldûn De son nom complet, Abû Zeid Ab dur-Rahman bin Muhammad bin Khaldoun al-Hadrami. est né à Tunis en 1332, au sein d’une famille noble connectée tant aux milieux du pouvoir qu’aux milieux spirituels (les confréries soufis notamment) ou encore intellectuels (son frère Yahya est ainsi chroniqueur d’un souverain zianide), dans une région agitée par des bouleversements politiques (trois dynasties s’opposent pour le contrôle du Maghreb en tentant chacune de réunifier l’empire almohade : les Mérinides du Maroc, les Hafsides en Tunisie et les Zianides en Algérie). La vie d’Ibn Khaldûn s’inscrit en plein dans ce XIVème siècle qui est le « siècle difficile » de l’Islam : sa famille est originaire de Séville mais est chassée d’Al-Andalous au début du XIIIème siècle par l’avancée de la Reconquista chrétienne ; il perd plusieurs membres de sa famille, dont ses parents, dans l’épidémie de Peste Noire qui frappe Tunis en 1348 avant d’aller ravager l’Occident ; et il est directement confronté aux invasions timourides. Ces épreuves à la fois personnelles et familiales marqueront profondément la pensée historique d’Ibn Khaldûn.
Ibn Khaldûn reçoit une éducation arabe très classique, mais avec les meilleurs professeurs de Tunis : grammairiens, médecins, mathématiciens, philosophes, professeurs de fiqh (droit) ou du ‘ilm (le savoir religieux), Ibn Khaldûn les fréquente tous. Il fréquente aussi, depuis sa jeunesse, les milieux du pouvoir, et en tire des compétences administratives qu’il utilisera toute sa vie. A 18 ans, en 1350, il débute sa carrière politique en devenant l’un des secrétaires du chambellan du sultan. Mais Ibn Khaldûn ne tient pas en place : commence alors une longue itinérance qu’il serait trop fastidieux de détailler.
En 1352, il est à Bougie, avant de retourner à Tunis et de s’y marier ; en 1354, il part à Fès.
D’un caractère difficile, à la fois très orgueilleux et très acariâtre (il le dit d’ailleurs lui-même dans son autobiographie), Ibn Khaldûn suscite partout jalousies et inimités. En 1357, une intrigue de cour le fait ainsi jeter en prison jusqu’en 1358. Dans le contexte des luttes de pouvoir perpétuelles qui déchirent le royaume, Ibn Khaldûn soutient Abû Salim, qui devient sultan en 1359 et récompense l’intellectuel en le nommant secrétaire d’Etat et poète officiel de la cour. Cela ne dure pas : Abû Salim est renversé en 1361, et cette fois Ibn Khaldûn n’est pas apprécié par le nouveau souverain. Interdit de séjour à Tlemcen et à Tunis, car on redoute qu’il ne s’allie aux opposants du nouveau régime, il part pour Grenade en 1363 [1]. Il y est bien reçu : il avait rencontré le vizir du sultan à Fès et les deux hommes avaient noué une solide amitié.
On retrouve à nouveau Ibn Khaldûn au plus près des milieux du pouvoir : en 1364, il est chargé de négocier la paix avec Pierre Ier de Castille. Celui-ci est impressionné par le personnage, et lui offre un poste, en vain. Il est probable qu’Ibn Khaldûn n’ait pas souhaité travailler pour ceux qui étaient responsables de « l’exil » de sa famille. Ibn Khaldûn ne s’arrête pas. En 1365, il repart pour Bougie où il est fait chambellan (équivalent du Premier ministre). Après la mort du sultan, il se réfugie dans les tribus berbères et devient chef d’une bande de mercenaires dont il vend les services au plus offrant. Et l’itinérance continue, au hasard des révolutions de palais et des guerres civiles : entre Mérinides et Hafsides, entre cours des sultans et oubliettes des palais, Ibn Khaldûn s’installe pour quelque temps à Fès, à Grenade encore, à Tlemcen, à Tunis.
Lassé du Maghreb, il part en 1382 pour l’Egypte, dans l’idée de faire son pèlerinage à La Mecque. A 50 ans, Ibn Khaldûn découvre Le Caire, qu’il qualifie de « métropole de l’univers », découvre, aussi, un pouvoir fort, qui n’est pas sans cesse renversé ou menacé de l’être : il décide d’y rester. Mais il n’est plus au premier plan de la scène politique : affaibli par l’âge et par des drames personnels (en 1385, toute sa famille périt dans un naufrage alors qu’elle venait le rejoindre au Caire), il se concentre sur son activité d’enseignement. Sans pour autant se faire plus facile à vivre : il perd 5 fois le titre de grand cadi, et le récupère à chaque fois. Il fait un pèlerinage à La Mecque, un autre à Jérusalem. La dernière grande aventure de sa vie est sa rencontre avec Tamerlan, le seigneur de guerre turco-mongol, à Damas, en 1401. Pendant plus d’un mois, les deux hommes dialoguent, parlent d’histoire, d’empires, d’avenir. Lorsque Ibn Khaldûn rentre au Caire en 1501, il finit ses œuvres. Il meurt en 1406, à l’âge de 74 ans ; il aura survécu de quelques mois au conquérant mongol.
Ecrits et méthodes
Ibn Khaldûn a laissé de nombreux écrits, par exemple des ouvrages de théologie ou des commentaires de poésie. Mais c’est surtout pour son oeuvre historique qu’il est connu. Il a commencé à écrire celle-ci lors d’une retraite, entre 1374 et 1377, dans une tribu berbère, les Banû Salama. Elle se compose de trois parties. Une autobiographie (Târif), sans cesse retravaillée et renouvelée ; une longue introduction, la Muqqadima, dans laquelle il expose ses théories et sa vision de l’histoire ; et enfin une histoire universelle, le Livre des Exemples, dont les trois premiers tomes couvrent l’histoire de l’humanité des origines jusqu’au XIVème siècle et les deux derniers parlent des peuples berbères d’Afrique du Nord (c’est ceux-là qui attirent l’attention de l’armée française au XIXème siècle). Cette histoire universelle, très ambitieuse, est le résultat de longues recherches menées par Ibn Khaldûn, notamment pendant son séjour au Caire.
L’originalité de cette oeuvre vient notamment du fait qu’il ne s’agit pas d’une commande d’un prince, mais d’une initiative d’Ibn Khaldûn lui-même. Tout au long de sa vie, le savant maghrébin a interrogé des témoins, étudié des documents, fait des enquêtes de terrain, lu les historiens arabes, les philosophes grecs et les textes bibliques pour rédiger cette œuvre. Même s’il est très religieux (lié notamment aux milieux soufis), Ibn Khaldûn considère en effet que la société humaine est une réalité intelligible, qui peut et doit s’expliquer rationnellement. « J’ai imaginé une méthode nouvelle d’écrire l’histoire » déclare Ibn Khaldûn. Ce n’est pas tout à fait vrai : dans cette recherche des causes et des effets, on retrouve l’héritage de la philosophie grecque, en particulier de l’aristotélisme, qui a depuis longtemps été intégré à la philosophie arabe. Ibn Khaldûn considère ainsi que l’homme est un animal social, qui ne peut donc exister pleinement qu’en société.
C’est pour cette méthode et cette ambition qu’on le considère souvent comme l’un des premiers historiens au sens moderne du mot. Son œuvre historique se concentre sur l’Islam, mais il connaît suffisamment bien l’organisation des Etats chrétiens occidentaux pour pouvoir comparer (il peut ainsi parler de la guerre de cent ans qui oppose le royaume de France et d’Angleterre). Ayant servi successivement tous les pouvoirs, il est relativement objectif, même s’il a tendance à considérer que le monde arabo-musulman n’existe que dans sa version occidentale : Le Caire en est la capitale légitime, à la fois politique et culturelle, Ibn Khaldûn ignorant le rayonnement culturel des grandes métropoles de l’Est, comme Delhi, Bagdad ou Samarkand
On dit souvent également qu’il est l’inventeur de la sociologie, ou encore de l’anthropologie, par l’attention qu’il porte à la fabrique du lien social, ou encore aux peuples et à leurs coutumes : il ne s’agit plus seulement de noter des récits folkloriques (comme c’est le cas dans les récits de voyage), mais bien de comprendre l’organisation politique des différentes communautés en la rapportant à l’organisation sociale. S’attachant à vérifier ses sources, Ibn Khaldûn reproche aux historiens arabes de s’être contentés de relater et de transmettre, au lieu d’expliquer : il construit en effet une véritable théorie de l’histoire, qui obéit à de grands principes.
Une pensée de l’histoire
La Muqqadima d’Ibn Khaldûn est avant tout une réflexion sur le politique, sur le pouvoir, sur la nature de l’Etat dans l’Islam médiéval en particulier et dans les sociétés humaines ne général. Cette vision de l’histoire est articulée sur de grands principes, qui sont posés comme valables pour l’histoire du monde [2], ce pourquoi la Muqqadima a été judicieusement traduite par Les Prolégomènes par le baron de Slane.
Ibn Khaldûn pense l’histoire sur un mode dialectique : elle est charpentée par une opposition entre deux modes de vie, deux façons de vivre en société.
D’un côté, le mode bédouin (badâwa) : sans Etat, sans fiscalité, sans armée, sans ville, celui-ci se définit par l’existence d’une très forte solidarité (concept clé de la pensée d’Ibn Khaldûn, qu’il appelle la ‘asabiya) entre ses membres, solidarité qui unit les individus en famille, les familles en clan et les clans en tribu. Le but premier de ces sociétés est la survie de ces membres, et chacun est responsable de sa propre vie, qu’il doit avoir défendre les armes à la main.
De l’autre côté, au contraire, le mode sédentaire, urbain (hadâra) : celui-ci se caractérise par l’existence d’un pouvoir centralisé suffisamment fort pour lever un impôt, autrement dit d’un Etat, cet impôt servant ensuite à créer et à entretenir une forme originale de vivre ensemble, la ville. Pas d’Etat sans ville, pas de ville sans Etat : le lien est consubstantiel. Le but de ces sociétés n’est plus la survie mais l’accumulation de richesses, l’Etat jouant comme une machine à produire puis à redistribuer des surplus. L’Etat s’arroge le monopole de la violence légitime, pour citer Weber, forçant les citoyens à se désarmer, fondant l’ordre social sur la contrainte, à l’image du Léviathan de Hobbes : d’où l’apparition d’une justice commune, fondée sur des lois écrites et non plus sur des coutumes orales. Dans cette société, les citoyens sont assurés de leur survie et donc cherchent le superflu : les arts fleurissent, la civilisation progresse, et le savoir (notamment scientifique) peut se transmettre de génération en génération.
Le rapport entre ces deux types de société n’est pas chronologique : Ibn Khaldûn n’est pas Rousseau. Il s’agit d’un rapport dialectique : les nomades sont formés aux arts de la guerre, vivent dans une économie de rapine, et la‘asabiya qui les unit leur permet de menacer les Etats sédentaires. A intervalles réguliers, un chef de guerre charismatique ou un prophète religieux unit les tribus et les clans, ce qui est à l’origine d’un raz-de-marée qui balaie les Etats sédentaires, qui ont désarmé leurs citoyens et sont forcés de s’appuyer sur des mercenaires, souvent issus des régions même d’où viennent les nomades « menaçants ». Les nomades détruisent l’Etat qu’ils attaquent, et en fondent un nouveau, se plaçant à sa tête. Mais ensuite le cycle recommence : la solidarité qui assure la force des conquérants s’affaiblit peu à peu (à la fois parce qu’elle n’est plus nécessaire pour survivre et parce que l’Etat la combat pour s’imposer), l’Etat s’institutionnalise et perd de sa force, jusqu’à ce qu’une nouvelle vague de nomades arrive. Chaque cycle dure, selon Ibn Khaldûn, entre cent et cent vingt ans, c’est-à-dire trois ou quatre générations [3] : « Les Etats, comme les individus, ont une longévité naturelle » écrit-il.
A chaque cycle, une partie du savoir produit par la civilisation sédentaire n’est pas conservé : le déclin des sociétés humaines (haram) est inévitable. Il s’agit donc d’une vision pessimiste de l’histoire, et A. Chedaddi a bien souligné que les nombreux deuils qu’avait subi Ibn Khaldûn avaient pu contribuer à forger cette vision, qui entre aussi en résonance avec les nombreuses difficultés que doit affronter l’Islam au XIVème siècle. Ibn Khaldûn prend pour exemple les taïfas d’Al-Andalous, balayés par les Almoravides et les Almohades, ou encore l’empire byzantin de Constantinople, forcé au tournant du XIIème siècle de demander de l’aide aux Francs pour résister à la pression des Turcs seldjoukides, Francs qui un siècle après prendront Constantinople (1204) pour fonder leur propre royaume. Lorsqu’il parle de ces grands seigneurs de guerre nomades qui viennent à la fois détruire les Etats sédentaires et les revivifier par l’apport de leur force vive, Ibn Khaldûn cite Gengis Khan, mais on peut penser ici que la rencontre avec Tamerlan a été déterminante. Sa vision de l’histoire a dû se construire autant dans les bibliothèques de Tunis et du Caire que face aux ruines fumantes de Damas.
Conclusion
Plus encore qu’un historien, Ibn Khaldûn est un philosophe de l’histoire, l’un des plus grands : il livre une réflexion sur le pouvoir et sa nature profonde, fruit évidemment de son expérience propre, sur l’Etat, sur la civilisation (‘umrân) et donc sur l’homme. Il dépeint une histoire à échelle humaine, conçue non plus comme le plan de Dieu mais comme le fruit des actions et des volontés des hommes ; une histoire qui obéit à des lois mais qui pourtant s’articule sur une dynamique, et donc n’est jamais figée. La vision de l’histoire d’Ibn Khaldûn, est puissante. Puissante parce qu’elle propose un principe fondamental à même d’expliquer l’alternance des dynasties, puissante parce qu’elle utilise la métaphore organique pour analyser efficacement la vie et la mort des empires – ce qui n’est pas sans faire penser à ce que fera, plusieurs siècles plus tard, Hegel. Puissante, pour le dire autrement, parce que, avec ce cycle génération – corruption [4], en montrant comment et pourquoi les Etats se font et se défont au rythme des invasions nomades, elle donne un sens au bruit et à la fureur qui sont la moelle épinière de l’histoire.
Bibliographie
Ibn Khaldûn, La Muqaddima, traduction et édition par A. Cheddadi, 2002.
A. Cheddadi « Reconnaissance d’Ibn Khaldûn », revue Esprit, n°11, novembre 2005, disponible en lignehttp://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/0402-CHEDDADI-FR-2.pdf
A. Cheddadi, Ibn Khaldûn : l’homme et le théoricien de la civilisation, 2006.
G. Martinez-Gros, Ibn Khaldûn et les Sept Vies de l’Islam, 2006.
K. Pomian, Ibn Khaldûn au prisme de l’Occident, 2006.
[1] Rappelons que le royaume nasride de Grenade est alors la seule principauté musulmane qui a survécu à la Reconquista.
[2] Il ne s’agit donc pas pour Ibn Khaldûn de réfléchir au « meilleur régime », comme l’a fait Platon, mais plutôt de trouver les lois qui dictent la vie et la mort des Etats.
[3] C’est pourquoi G. Martinez-Gros parle des « sept vies de l’islam » : l’Islam en est à son septième cycle au moment où Ibn Khaldûn écrit.
[4] Tout droit venu d’Aristote et de son De la génération et de la corruption.