Pascaline Minet 02 octobre 2014
A quel point notre alimentation est-elle dépendante de la pollinisation des plantes à fleurs par les abeilles et autres insectes? La question se pose avec acuité depuis que les effectifs de ces pollinisateurs ont commencé à chuter il y a plusieurs décennies, notamment en Europe et aux Etats-Unis. Alors que la plupart des évaluations publiées jusqu’ici ont porté sur la valeur économique de la pollinisation, une nouvelle étude parue dans la revue Proceedings of the Royal Society B se concentre sur un autre aspect: le rôle des pollinisateurs dans la production de micronutriments comme les vitamines. Elle révèle qu’une disparition de ces insectes pourrait avoir de graves conséquences en termes de nutrition dans certaines régions du monde.
Selon différentes études, l’abeille domestique et ses comparses les pollinisateurs sauvages contribueraient à notre approvisionnement alimentaire pour une somme équivalente à environ 10% des revenus agricoles mondiaux. Ce qui peut paraître relativement peu. Mais pour Rebecca Chaplin-Kramer, de l’Université américaine Stanford, auteure de l’étude parue dans Proceedings of the Royal Society B, cette estimation ne rend pas bien compte de l’importance des pollinisateurs pour la nutrition humaine: «Certes, la plus grosse part des calories que nous absorbons est constituée de céréales, qui ne sont pas pollinisées par des insectes mais par le vent. Mais notre alimentation ne se limite pas à ces quelques grandes cultures. Elle nécessite une importante variété de végétaux.» En particulier, une grande partie de nos apports en micronutriments tels que vitamines et oligoéléments sont issus de fruits et légumes, dont la production nécessite l’intervention de pollinisateurs. «La dépendance de ces végétaux aux pollinisateurs est variable. Certains ne peuvent pas se reproduire sans insectes, d’autres voient leur productivité améliorée grâce à leur intervention», précise Rebecca Chaplin-Kramer.
La spécialiste des sciences de l’environnement et ses collaborateurs ont voulu savoir quels étaient les pays qui comptaient le plus sur les pollinisateurs pour leur approvisionnement en trois nutriments essentiels: la vitamine A, le fer et l’acide folique (ou vitamine B9). Les carences dans ces éléments nutritifs sont liées à de lourds problèmes de santé globale. Le manque de vitamine A entraîne des problèmes de vue et des risques d’infection chez les enfants, tandis qu’une carence en fer occasionne des complications durant la grossesse. L’acide folique joue également un rôle important chez la femme enceinte, son absorption en trop faible quantité pouvant causer des malformations chez le nouveau-né.
A partir d’images satellitaires couvrant l’ensemble de la planète, les chercheurs ont évalué la productivité des zones cultivées en chacun de ces nutriments. Ils ont ensuite déterminé à quel point la pollinisation de ces récoltes reposait sur des insectes. Cette analyse leur a permis d’identifier plusieurs «points chauds» de dépendance aux pollinisateurs. «Nous avons notamment montré que la production de vitamine A dépendait à près de 50% de la pollinisation dans des pays tels que la Thaïlande et la Roumanie, ainsi que dans certaines parties de l’Iran, de l’Inde ou encore du Mexique», indique Rebecca Chaplin-Kramer. Dans ces pays, des fruits et légumes produits en partie grâce aux insectes, comme le melon, la mangue et le potiron, couvrent une grande part des besoins en vitamine A de la population.
Toujours selon l’étude, l’assujettissement aux pollinisateurs est moins fort pour le fer et le folate, mais atteint tout de même des proportions importantes en Chine et en République centrafricaine. La plupart des «points chauds» identifiés par les chercheurs se situent en Inde, Asie du Sud-est et Afrique centrale et du Sud.
Par ailleurs, les scientifiques américains ont mis en regard la dépendance des pays aux pollinisateurs et l’existence de carences alimentaires au sein de leur population. Ils ont alors découvert que les pays qui reposaient le plus sur la pollinisation par les insectes avaient trois fois plus de risques que les autres de présenter des carences. «Je ne pense pas qu’il y ait un lien de cause à effet entre ces deux observations, explique Rebecca Chaplin-Kramer. Mais nos résultats révèlent à quel point certaines populations seraient menacées en cas de déclin des pollinisateurs dans leur pays.»
«Ce qui est intéressant et novateur avec cette étude, c’est qu’elle se concentre sur l’aspect qualitatif de la production agricole liée aux pollinisateurs, et pas seulement à son aspect quantitatif. Cela rend mieux compte du bénéfice que nous tirons de la pollinisation», estime Nicolas Deguines, du Muséum national français d’histoire naturelle. «Le lien avec la menace de carences me semble en revanche moins évident, car un grand nombre d’autres facteurs entrent en jeu, par exemple le coût des produits alimentaires, la part des récoltes qui est exportée, etc.», relève encore le biologiste.
Ces doutes sont partagés par Claudie Dhuique-Mayer, spécialiste des carences en vitamine A au Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad): «Cette étude fait un raccourci trop important en ce qui concerne la vitamine A. Celle-ci n’est pas tirée telle quelle des fruits et légumes mais fabriquée par le corps à partir des caroténoïdes. Les carences sont surtout observées chez des personnes souffrant de problèmes de santé qui les empêchent de transformer les caroténoïdes de manière optimale. Les pollinisateurs ne sont donc qu’un aspect du problème.»
Rebecca Chaplin-Kramer reconnaît que son étude ne prend pas en compte des aspects importants du problème des carences, notamment l’impact des échanges commerciaux et la consommation de viande, également pourvoyeuse en vitamines et oligoéléments. «Mais dans certains des pays que nous avons identifiés comme vulnérables, notamment en Afrique, les personnes souffrent aussi de malnutrition globale et d’un faible accès à la viande», relève la chercheuse, qui défend la pertinence globale de ses résultats.
L’Américaine met en avant la protection de l’habitat et la recherche comme pistes pour protéger les pollinisateurs dans les zones sensibles. «L’évolution des populations d’insectes dans les pays du Sud est très mal connue», confirme Nicolas Deguines, pour qui un des enjeux est aussi d’éviter une intensification trop importante de l’agriculture. «Il a été prouvé que les pratiques agricoles intensives avaient un impact défavorable sur la productivité des récoltes qui dépendent des pollinisateurs», mentionne le chercheur.
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/955e9f40-4989-11e4-aef6-ddf0e2b621d7|0