Cette année 2014 a été riche en visites inattendues et plaisantes au niveau de la musique psychédélique. Le space rock et la shoegaze ont été à l’ordre du jour : de Spectrum à Leysin, à Slowdive à La Bâtie (première tournée en vingt ans !), en passant par les Brian Jonestown Massacre au Valais, jamais autant de groupes qui ont développé ce style particulier n’étaient passés en même temps. Peut-être était-ce une musique qui avait vingt ans d’avance et qui commence à être légitimée juste maintenant ? C’est possible. Du moins, ces groupes ont exercé une influence large : des Black Angels aux groupes des labels Sacred Bones et Captured Tracks, en passant par la vague de Psych Fests qui surgissent un peu partout dans le monde. N’oublions pas des exposants suisses de la psyché, tel que les Widdershins ou The Forks, chacun à leur façon. L’underground semble agir donc par un système de boucles, en reprenant ce qui avait été oublié malgré ses qualités évidentes.
C’est dans ce contexte qu’arrive Bardo Pond au club Bad Bonn à Düdingen. Ce quintet de Philadelphie fait du space rock depuis 1991 : ils ont même aidé à définir le genre, dans le sens où c’est de la musique qui semble venir directement de l’espace, ou partir vers celui-ci, tel un vaisseau spatial qui décolle. Le groupe avait publié des albums sur le label Matador, pendant les années 1990 où ils ont connu un succès d’estime. En effet, ces musiciens sont toujours restés confidentiels. Leurs affinités les ont mené à tourner avec Mogwai et à sortir un split ensemble, sans connaître la résonance des écossais au niveau de la médiatisation et de l’étendue du public.
Donc, Bardo Pond a toujours été mal connu. Peut-être s’ils s’étaient dissous auraient-ils eu droit à une tournée de réunion triomphale ? Le fait est qu’ils reçoivent peu d’invitations pour jouer sur scène dans des clubs ou des festivals. Pourtant, ils n’ont jamais arrêté de jouer, en publiant des albums sur le label du festival All Tomorrow’s Parties, A.T.P. Records et en faisant des concerts chaque fois qu’on leur demande. L’intensité de leur musique, aux allures lysergiques, entre le blues le plus acide, sale et distordu, et un rock envoutant et puissant, en passant par des influences indiennes, les a transformé en un mythe vivant, un groupe de culte. Leurs albums et leurs morceaux font souvent référence à des drogues mystiques, des états de conscience ou des expériences sensuelles. Ils font partie d’une génération réduite de musiciens voués au psychédélisme aux Etats Unis du début des années 1990, tout comme les Brian Jonestown Massacre, parmi les rares qu’on connaisse et/ou qui aient survécus. Voilà pourquoi le rendez-vous au Bad Bonn était à ne pas manquer : les concerts de Bardo Pond sont aussi exceptionnels que précieux.
Le spectacle commence. Bardo Pond utilise des sonorités hypnotiques aux allures fluides : non seulement les guitares se servent de toutes les ressources soniques, dont le feedback, les delays, la reverb et la distorsion, mais il en est de même pour la basse. Bien sûr, au centre de cet océan sonore, la flute traversière et la voix féérique d’Isobel Sollenberger, qui complètent le sortilège. Le volume, évidemment, est très fort. Tout semble s’envoler au bruit de ces cordes de guitare et de basse qui sonnent comme des turbines d’avion.
Car, ce groupe de Philadelphie joue sur la lourdeur et n’hésite pas à utiliser des tempos lents et profonds. Le charme est donc total : ce n’est pas un hasard s’ils ont appelé un morceau "Tantric Porno". Leur musique est à la fois une expérience ésotérique et voluptueuse, dans le sens où elle involucre tout du spectateur lorsqu’elle est jouée sur scène. C’est là qu’elle prend toute son ampleur et son sens, quoique les albums soient suffisamment bien mixés comme pour reproduire de la meilleure manière possible cette sensation lors d’une écoute à haut volume.
Cependant, c’est sur scène que le son de Bardo Pond devient physique et qu’il enveloppe le spectateur. Les fréquences sont toutes exploitées, c’est à dire en couvrant tout le spectre : autant les guitaristes alternent des solos « spatiaux » avec des accords, que la basse couvre et sature les tons graves, autour de quoi se promènent la voix et la flute traversière magiques de Sollenberger - « princesse delay » tel que l’a surnommée Aurélie Emerie, présente au concert. En effet, un flux d’énergie communique les deux guitaristes – les frères John et Michael Gibbons – situés aux extrêmes de la scène. Au milieu, se trouvent Klint Takeda et sa basse rugissante, jouée parfois avec des accords comme de la guitare, Isobel Sollenberger et le batteur, Jason Kourkonis. Ce dernier mène la cadence, ébahi par son instrument, tandis que la chanteuse a souvent les yeux fermés, ou entrefermés.
Dès lors, celle-là est la meilleure façon d’apprécier ce concert de Bardo Pond: c’est de la musique à écouter les yeux entrouverts, tout au premier rang et se laisser emporter par les courants intenses de ces sons à la fois liquides et granuleux. Les nord-américains sont généreux avec le choix des titres : de "Limerick", en guise d’ouverture, jusqu’à "Tommy Gun Angel", le dernier morceau du set, le quintet se promène parmi les meilleurs compositions d’albums comme AMANITA (1996) et LAPSED (1997). Ces chefs-d’œuvre désormais devenus classiques sont accompagnés par des chansons d’albums plus récents. Le groupe offre finalement un long rappel en toute majesté avant de quitter la scène.
Le Bad Bonn est la location parfaite pour ce concert au cadre intime et familier. Au milieu de la campagne fribourgeoise, ce club fait preuve d’une programmation impeccable, d’un très bon son et d’un excellent choix de bières (Guinness en pression !). C’est aussi la maison du festival Kilbi (le meilleur au monde). Sa localisation surréaliste aux alentours de Düdingen lui a valu qu’on imprime des T-shirts au logo suggestif de « Where the hell is Bad Bonn ? ». L’endroit a un air à la discothèque à la sortie de Twin Peaks, dans la série TV. Isobel Sollenberger a d’ailleurs fait le commentaire que le lieu était sorti tout droit d’un conte de fées, après avoir visité les alentours et le château de Gruyères, avant de jouer le dernier morceau : le point final d’une soirée inoubliable, les portes de la perception et le troisième œil grand ouverts.