[note de lecture] Jean-Luc Sarré, "Ainsi les jours", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

 
Avec ce livre, et pour notre grand plaisir, Sarré poursuit son œuvre versant notes, entre moraliste et diariste, Chamfort et Jules Renard. Sa pente n’est pas vraiment celle de l’aphorisme, plutôt des « remarques » et de petites scènes du quotidien. Observation de soi, aussi, avec une bonne part d’auto-dérision douce. Les références culturelles sont nombreuses (littérature, musique, peinture…), mais les notations prosaïques tout autant. L’image qu’il donne de lui-même est celle d’un paresseux dilettante, d’un vieil homme assez casanier et grognon, un retraité en retrait, curieux de tout mais éloigné des trépidations de la vie contemporaine. Atrabilaire sur les bords ; dans la proximité légère de la maladie et de la mort, mais toujours avec détachement. De même pour la mémoire, avec très peu de place laissée à la tristesse, plutôt une sorte d’amusement à voir les illusions perdues en cours de route : sa vocation de peintre, par exemple, « J’aurai au moins fait un bon choix dans la vie, celui d’arrêter de peindre. » 
Il y a du Cioran en lui, mais sans faire profession de nihilisme, sans complaisance au pire devenu fond de commerce, juste un constat : « Voilà des années que je ne vis plus grand-chose, pour ne pas dire rien, mais souvent très intensément. » On a donc un vaste fond si sombre qu’il en est noir, mais on ne s’occupe que des courtes lumières éparses qui brillent encore un peu. On peut désespérer de soi, de l’homme, de l’époque… pas de la vie : il y a encore de quoi sourire, s’émouvoir à petit feu, trouver un peu de beauté, noter un étonnement minime, fugace… Bref, même si la tentation peut se présenter, on ne va pas sombrer dans la dépression suicidaire, encore moins dans la plainte et les pleurs sur soi, le monde, la bêtise… Et c’est  bien une sorte de sagesse qui transparaît au fil des notes, sans être jamais développée explicitement en un discours moral : s’accepter dans ses limites, mais à l’intérieur de celles-ci rester libre et attentif à ce qui vient au jour le jour. Et puis écrire,  avec l’exigence et la désinvolture d’un Perros. 
Sarré lie l’emploi de la forme « note» à la paresse et à la désillusion. Il n’a pas tort de refuser le brillant un peu clinquant de l’aphorisme, sitôt que celui-ci vise la transparence précieuse de la maxime style La Rochefoucauld ou bien l’opaque asséné comme poétique du fragment charien. Mais on a du mal à suivre l’auteur dans sa voie (faussement ?) modeste de la note comme miette de rien pour rien. Sur l’ensemble du livre, c’est bien un autoportrait qui se constitue, une vie qui est saisie, formulée et formalisée, stylisée, notée : qu’il la présente comme gâchée, couleur puce, ne change rien à l’affaire. Etre allé au bout de la falaise pour être poète, peintre,  cavalier…, et rester vivant, n’est pas sans  héroïsme, même minimal. Affronter au crayon la réalité rugueuse, la banalité du commun, n’est pas moins grand que de prétendre au génie, à la gloire ou l’éternité. 
C’est par ce biais du gris qu’une sorte de familiarité s’établit assez vite entre l’auteur et le lecteur, notamment par l’environnement : un appartement au quatrième avec balcon fleuri, parking en bas et HLM voisin, dans un quartier anodin de Marseille. Aucun effort d’imagination n’est demandé, même si cet espace est très présent sans être précisément décrit sauf nécessité particulière pour un détail dans telle ou telle note. Bien sûr, il y a aussi des excursions (Paris, un haras, tel ou tel musée…), mais l’appartement reste une sorte de port d’attache dans lequel la vie est ritualisée par la sieste, l’arrosage des plantes, autant que changée par l’arrivée d’une tourterelle ou d’une mésange, le début ou la fin du mistral… Difficile d’aller plus loin dans le refus de sacraliser la figure du poète. Mais ce fond terne est un faire-valoir propice aux petites épiphanies du quotidien, aux remarques joueuses et justes sur lire – écrire, à une curiosité artistique constante, et à une façon assez unique de mêler sourire et mélancolie. 
Un très bon livre sans bruit en ces temps de tapage pour cause de  rentrée littéraire. 
 
[Antoine Emaz]  
 
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Ed. Le Bruit du temps, 2014, 192 pages , 15 €