En France, les traces de la dérive situationniste se perdent dans l'Auvergne immuable et sous-peuplée : là-bas, la rationalité du Paris du baron Haussmann se noie dans la boue irrationnelle. Le dualisme français implique une constante environnementale : l'étincelant je cartésien côtoie encore une vague sauvagerie alors qu'en Angleterre, en dehors de notre robuste cervelle, nous ne trouvons rien qu'un univers anthropique ; c'est nous qui avons eu la première économie industrialisée, vite réduite à un austère paysage de friches. Face à cette rudesse du monde concret, la réponse anglaise consiste à prendre congé de nos sens pour s'enfuir aux côtés de William Blake dans le domaine intangible de l'immatériel et de l'occulte ; même notre socialisme est utopique, lourdement infléchi par l'anticonformisme protestant. Comme le démontre amplement le livre de Hussey, les idées de Debord - diffusées par la vulgate hippie et des traductions expurgées - ont trouvé ici un terrain fertile. Qui plus est, nous sommes un peuple passif et heureux de l'être : le genre à fermer les yeux et penser à autre chose pendant que le situationnisme et le néolibéralisme nous passent tous deux sur le corps. Paradoxalement, il en ressort une culture populaire plus dynamique - vous êtes sans doute des amants raffinés et élégants, mais nous sommes rock'n'roll
Guy Debord, la biographie "in situ"
Dimanche 28 Septembre 2014
GUY KONOPNICKI
Rompant avec les principes situationnistes, Andrew Hussey se penche sur la vie du philosophe. Des années 50 à Paris, jusqu'à son suicide en 1994, le parcours politique et esthétique de l'auteur de "la Société du spectacle" est brillamment revisité. Avec un inédit exclusif de Will Self.
Photo : Thierry Ehrmann
Article paru dans Marianne daté du 19 septembre
Vingt ans après la mort de Guy Debord, toute biographie peut sembler suspecte : le situationnisme n'a-t-il pas condamné ce genre qui hisse son sujet sur la scène et le transforme, post mortem, en acteur de ce spectacle radicalement critiqué ? Andrew Hussey mesure de toute évidence le risque et assume même ce que l'on appelle une biographie anglo-saxonne, et donc l'histoire complète d'un individu, sans le réduire à ce qu'il a laissé paraître au fil de son œuvre. Guy Debord est une anomalie. Né en 1931, il arrive à Paris à 20 ans, en 1951, quand la rive gauche connaît un bouillonnement d'idées, d'innovations littéraires et de pensées en rupture. Tous les protagonistes de ces mouvements, de l'existentialisme au structuralisme, sont, peu ou prou, des produits de l'université, si ce n'est de l'Ecole normale supérieure. Tous, excepté Guy Debord, issu d'une famille pour le moins chaotique, rebelle à tout ce qui, de près ou de loin, pourrait conduire à l'enchaîner au grand pourvoyeur d'aliénation, le travail.
Debord prend donc ses premiers quartiers, au début des années 50, dans un bistrot minable de la rue du Four, Chez Moineau, qui, pour être au cœur de Saint-Germain-des-Prés, n'en semble pas moins à des années-lumière du Flore et des Deux Magots, quartiers généraux de la littérature. La clientèle se compose d'ivrognes, d'artistes fauchés et de déclassés en tout genre. Le Quartier latin et Saint-Germain-des-Prés comportent encore des îlots de misère, des immeubles lézardés et des hôtels miteux. Debord peut vivre à la petite semaine, séduire et provoquer, sur fond d'alcoolisme partagé avec les habitués de Chez Moineau. Il se lie avec des personnages peu fréquentables, ayant en commun de préférer la combine au système. Il drague et séduit.
Et il rencontre le dernier pape d'une avant-garde littéraire, Isidore Isou, chef de l'Internationale lettriste. Emigré juif de Roumanie, Isou a combattu le nazisme dans les rangs communistes, avant de gagner Paris, où il fréquente le groupe surréaliste reconstitué par Breton, qui ne tarde pas à le décevoir. Fondant l'Internationale lettriste, il entend s'adresser à une nouvelle force révolutionnaire, rien de moins que la jeunesse. Ses positions radicales séduisent Guy Debord, du moins dans un premier temps. A ses yeux, Isou est encore trop près des avant-gardes littéraires et politiques, aliéné à des systèmes de pensée déjà obsolètes. Debord veut agir. Il importe désormais de marquer la rupture dans tous les domaines, à commencer par le cinéma et la littérature. Happenings, projections de non-films, provocations diverses.
L'Internationale situationniste (IS) prépare une révolution totale. Elle réunit bientôt une bande brillante et drôle, où l'on trouve, entre autres, Mustapha Khayati, Raoul Vaneigem et la compagne de Debord, Michèle Bernstein. L'IS trouve des relais en Italie, en Belgique, en Allemagne. L'œuvre de Debord prend forme. Il écrit la Société du spectacle en 1965. Il lance des attaques contre tous ceux qui usurpent la révolution et l'avant-garde. Althusser, les marxistes et les maoïstes. Godard, « le plus con des Suisses prochinois ». Sollers et la revue Tel Quel.
Mais Guy Debord ne tarde pas à dépasser Breton dans le maniement paranoïaque de l'exclusion. Mai 68 sort le situationnisme de l'ombre. Le texte qui rencontre la révolte étudiante n'est pas de Debord, c'est le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem. L'IS se déchire, jusqu'à la rupture de Debord et Vaneigem, en 1970. Tous ceux qui adoptent, un temps, les idées de l'IS seront un jour ou l'autre traités en ennemis de Guy Debord. Ainsi de Gérard Guégan et Raphaël Sorin, qui animent les éditions Champ libre, fondées par Gérard Lebovici. De tant d'autres. Guy Debord s'enfonce dans la solitude, jusqu'au suicide. Pourtant, son œuvre va s'imposer. Guy Debord ne s'en réjouirait pas. La Société du spectacle connaît une destinée que son auteur redoutait entre toutes : la récupération, comme élément du spectacle, qui, par principe, continue.
EXTRAITS
Extraits de la postface inédite de la biographie d'Andrew Hussey pour Marianne. Parue ce jeudi 25 septembre, aux éditions Globe.
[...] La french theory : à sa naissance, avec sa batterie de concepts flambant neufs, elle a fait l'effet d'un courant d'air frais ; aujourd'hui, il n'en reste qu'une pile branlante de ferraille tordue - un tas de fumier sous lequel la pensée française gît en grognant. On a parfois bien besoin d'un Anglais, ne serait-ce que pour jouer au chiffonnier, aller fouiller dans ces richesses en pagaille et voir s'il n'y aurait pas là quelque chose d'utile, quelque chose à recycler avec un peu d'astuce. D'ailleurs, comme le raconte Hussey, pour qui Debord éprouvait-il le plus de mépris ? Selon lui, qui fournissait au spectacle le cache-sexe en Lycra derrière lequel il promenait son obscène turgescence ? Ses collègues de Saint-Germain-des-Prés, les philosophes rivaux.
Marquées par la paranoïa et un mode de vie itinérant, les dernières années de Guy Debord ont des résonances avec celles de Jean-Jacques Rousseau : la ferme en Auvergne fut son île Saint-Pierre, même si, plutôt que d'herboriser, Debord, dans son isolement, jouait à des jeux de plateau. Pour Debord, Rousseau était peut-être autant un architecte du spectacle que son adversaire affiché. En effet, si à l'état de nature l'homme recouvre son moi sauvage et intègre, c'est uniquement pour s'engager de plein gré dans la construction de cela même qui va le faire souffrir et l'oppresser. Le rapprochement entre Debord et Rousseau nous éclaire au moins sur le tempérament philosophique indigène : pour les penseurs français, le dualisme fondamental réside dans la dichotomie entre raison et irrationnel, et non, comme chez les Anglais, entre esprit et matière. Ce qui explique la perméabilité de l'esprit français aux systèmes dialectiques de Hegel d'abord, puis de Marx, tout comme cela explique que le tempérament anglais y soit réfractaire, par héritage de l'empirisme de Johnson et de ses coups de pied dans les cailloux. Pour Debord, l'Aufhebung, le « dépassement », se produit quand les contradictions intrinsèques de la pensée spectaculaire arrivent à incandescence, dans un moment révolutionnaire qui ramène l'humanité à son ludisme physiologique. Ce moment, ce trou blanc, engloutit toutes les tactiques, toute stratégie, et toute organisation ; tel que le concevaient Debord et Vaneigem, il s'apparente davantage à une illumination qu'à un changement social ou politique facile à appréhender.
Fertile exil britannique
Et au cœur de cet instant fugace sont condensées toutes les longues phases du matérialisme historique. Le prolétariat se trouve lui aussi réduit à la taille de son avant-garde révolutionnaire, l'avant-garde aux dimensions de l'Internationale situationniste, et le groupuscule aux limites du cerveau de Guy Debord, à mesure que celui-ci élimine systématiquement tous les éléments déviant de la pureté logico-déductive de son grand œuvre. C'est en Angleterre que Rousseau s'est d'abord réfugié et a trouvé assistance - et nous lui sommes reconnaissants d'être venu. Vraiment, nous remercions le ciel pour nombre des exilés français que nous avons accueillis au fil des ans : pour Pissarro qui a peint le faubourg de Dulwich, Monet qui a fait de la Tamise un bourbier magnifique, pour Rimbaud et Verlaine venus se battre à coups de poissons frais (bien sûr, honte à moi !) à Camden Town, complètement ivres, et pour Apollinaire qui pistait les nichons et le cul splendides d'Annie Playden dans les rues du South London. Nous vous remercions également de nous avoir envoyé Céline, qui a su compresser Londres dans ses petits morceaux de prose incendiaire, pour ensuite la dérouler en grandes ellipses. A présent, nous aimerions vous rendre la monnaie de votre pièce avec cette biographie signée Andrew Hussey, et plus largement avec notre vision bien à nous, très britannique, de la problématique debordienne.
En France, les traces de la dérive situationniste se perdent dans l'Auvergne immuable et sous-peuplée : là-bas, la rationalité du Paris du baron Haussmann se noie dans la boue irrationnelle. Le dualisme français implique une constante environnementale : l'étincelant je cartésien côtoie encore une vague sauvagerie alors qu'en Angleterre, en dehors de notre robuste cervelle, nous ne trouvons rien qu'un univers anthropique ; c'est nous qui avons eu la première économie industrialisée, vite réduite à un austère paysage de friches. Face à cette rudesse du monde concret, la réponse anglaise consiste à prendre congé de nos sens pour s'enfuir aux côtés de William Blake dans le domaine intangible de l'immatériel et de l'occulte ; même notre socialisme est utopique, lourdement infléchi par l'anticonformisme protestant. Comme le démontre amplement le livre de Hussey, les idées de Debord - diffusées par la vulgate hippie et des traductions expurgées - ont trouvé ici un terrain fertile. Qui plus est, nous sommes un peuple passif et heureux de l'être : le genre à fermer les yeux et penser à autre chose pendant que le situationnisme et le néolibéralisme nous passent tous deux sur le corps. Paradoxalement, il en ressort une culture populaire plus dynamique - vous êtes sans doute des amants raffinés et élégants, mais nous sommes rock'n'roll.
Debord, stratège comme il l'était, a toujours caché son jeu quant à l'exercice de la violence révolutionnaire - certaines de ses déclarations suggèrent de n'y voir qu'un débordement cosmique, d'autres étendent si bien sa sympathie aux Ravachol de son temps qu'ils semblent partager le même manteau de nuit noire. Une chose est sûre : les seuls rebelles urbains qui se soient jamais réclamés de l'IS pour monter des attentats contre l'infrastructure matérielle du spectacle et son système de vedettariat sont les membres de l'Angry Brigade. Et, dès la fin de leur campagne, les guitares des Sex Pistols ont explosé à leur tour, plus fort que des bombes. Debord lui-même n'aurait peut-être vu dans ces singeries qu'une vesse expulsée par la marchandisation et la mondialisation du capital au moment de poser leur gros cul sur la conscience collective anglo-saxonne. Mais, au moins, les punks pogoteurs et les raveurs corybantes de Madchester s'en sont payé une bonne tranche.
Will Self,
Londres, 2014