"Ô ces taureaux d'Atoum, rendez Téti vigoureux, consolidez Téti plus que la couronne qui est sur lui, plus que le flot qui est au-dessus de son genou, plus que les dattes qui sont dans sa poigne !"
Textes des Pyramides
§ 701, a-c
dans Claude CARRIER
Textes des Pyramides de l'Égypte ancienne
Tome I : Textes des pyramides d'Ounas et de Téti
Paris, Cybele, 2009,
pp. 348-51
J'espère très sincèrement, amis visiteurs, que l'immixtion, - bien agréable au demeurant -, de ce fruit du palmier sur mon blog, la semaine dernière, - intervention qui fera date, assurément !, à l'instar de celle du brasseur, le 3 décembre 2014, souvenez-vous -, n'aura pas trop perturbé vos habitudes de lecture.
Mieux : qu'elle vous aura ravis.
Personnellement, elle me rappela, avec bonheur, l'excellence de certaines jeunes stagiaires en Histoire que j'eus l'heur de recevoir à mes cours, voici quelques années, - quelques lustres, à vrai dire ! -, auxquelles j'imposais une seule contrainte se résumant en une courte injonction : "Étonnez-moi !"
Que ceux parmi vous qui pourraient mal interpréter mes propos s'attendent à ce que je leur jette la première bière, - du brasseur qu'à linstant j'évoquai -, car je soulignais simplement par là, les autres l'auront certainement compris, la méthode d'approche de leur enseignement ... et non les faits historiques qu'elles avaient à développer, dont chaque détail ne devait, c'est bien le moindre, être entaché d'aucune inexactitude.
Quoi qu'il en soit, il est reposant, parfois, de laisser ainsi s'exprimer d'autres intervenants, fût-ce, mardi dernier, dans un esprit de récrimination, et d'ainsi profiter de l'opportunité offerte de savourer ces belles journées lumineuses dont nous gratifia le mitan du mois de septembre, nettement plus clément que celui d'août, et pendant lesquelles il me fut plaisir de préparer au soleil recouvré des entretiens à venir, ici, en salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.
Et notamment celui-ci aux fins d'évoquer la symbolique dont les dattes, à l'instar de celles (E 9316 et E 9317), exposées devant vous, sur l'étagère de la vitrine 6, côté Seine, sont empreintes.
(Clichés Louvre - © Ch. Décamps)
En effet, parce que ces pièces de quelque 5,30 centimètres de long et 2,20 de large sont en réalité des modèles réalisés en bois peint et mis au jour dans des tombes de Gournah, il est évident qu'elles firent partie du trousseau souhaité par l'un ou l'autre fonctionnaire de cour pour sa maison d'éternité, - j'indique au passage que, dès laIIème dynastie, déjà, elles figuraient dans leur liste d'offrandes -, et que, dès lors, elles sont porteuses de diverses connotations, tant religieuses que funéraires, ainsi que nous l'apprennent et les Textes des Pyramides de l'Ancien Empire et les Textes des Sarcophages, du Moyen Empire ; les deux corpus notant qu'avec elles, le palmier-dattier pourvoyait, entre autres, à l'alimentation des défunts, indépendamment du fait, - et cela, je vous l'ai déjà signalé -, qu'un troisième ensemble de textes, le Livre pour sortit au jour, - qu'erronément l'on nomme encore trop souvent Livre des Morts -, propose, accompagnant les chapitres 57 à 62 destinés à procurer de l'air et de l'eau aux trépassés, des vignettes qui font état de ces autres ressources que permet la présence de cet arbre providentiel.
Ainsi celle du chapitre 58 du Papyrus d'Ani détenu par le British Museum (BM EA 10470), à l'extrême gauche du cliché ci-dessous, provenant de la remarquable étude qu'a publiée l'égyptologue belge René Preys sur le site Egyptologica
qui nous donne à voir Ani et son épouse se désaltérant à même un point d'eau bordé notamment d'un palmier-dattier, illustrant ainsi parfaitement la formule qui insiste sur sa brise qui peut être respirée par les défunts et sur l'eau dont ils disposent à volonté dans la nécropole.
L'air, l'eau et les dattes : éléments indispensables non seulement pour les vivants, nous l'avons vu, mais également pour les morts, qu'ils soient des particuliers, comme Ani, - raison pour laquelle, au Nouvel Empire, figure souvent dans les tombes privées thébaines et memphites, une représentation de cueillette de ces fruits destinés à être servis lors du traditionnel repas funéraire -, ou des souverains, comme Téti, le premier de la Vème dynastie : c'est dans ce sens qu'il vous faut comprendre le passage gravé sur la paroi est de l'antichambre de sa pyramide que j'ai choisi ce matin en guise d'exergue.
Aux derniers siècles du Ier millénaire avant notre ère, à différents endroits de temples ptolémaïques, fut gravée une scène de conception totalement nouvelle, tant par le sujet traité que par les textes qui l'accompagnent : des rois "égyptianisés", - le Grec Ptolémée VIII Évergète II, à Edfou ; les empereurs romains Néron, à Denderah, Auguste et Tibère, à Philae -, font l'oblation au dieu Osiris, qui compte parfois à ses côtés son épouse Isis et son fils Horus, d'un petit récipient naophore, - comprenez : en forme de naos -, coiffé d'un pyramidion, et qui, si je m'en réfère aux annotations environnantes, contient des dattes concassées.
Le titre donné à ces scènes ne laisse subsister aucune équivoque quant à leur fonctionnalité puisque vous y lirez soit : "Offrir le récipient de dattes", soit "Apporter le récipient de dattes".
Aucun doute non plus dans les propos qui suivent, attribués à l'offrant.
Ptolémée, par exemple, dit : " ... Je t'apporte des dattes pour augmenter ta douceur, je les place assurément devant toi, toi le dieu qui illumine ceux qui sont dans le Noun et qui abreuve les deux terres des humeurs de son corps."
Tibère, prononce lui aussi une invocation à l'acception fort semblable : " Tant que le roi de Haute et Basse-Égypte l'Autocrator, sur son trône en tant que souverain excellent aimé des dieux, est en train d'offrir le récipient de dattes à son maître, d'apaiser son coeur avec ses humeurs, il est comme le fils d'Isis qui rajeunit son père dans les temples de Haute et Basse-Égypte"
Vous aurez évidemment compris, amis visiteurs, à la seule lecture de ces deux discours, la métaphore qui assimilait les fruits du palmier-dattier ainsi présentés à Osiris à ses propres humeurs ou, parfois, à celles de Geb, un des dieux primordiaux de l'Ennéade héliopolitaine.
Ce qui signifie que dans le petit naos pyramidal, l'amalgame de dattes, - prosaïquement, une sorte de pâte de fruits -, constituait en fait un onguent à la vertu cicatrisante bien connue de la pharmacopée égyptienne puisqu'il était censé guérir de quelconques blessures en soudant à nouveau les chairs entre elles.
L'auteur latin Pline l'Ancien, dans son Histoire naturelle, n'exprimait rien d'autre quand il affirmait que "les dattes effacent les meurtrissures, referment les plaies" ...
Pour ce qui concerne Osiris, il appert que le baume présenté par le roi était destiné à réunir les parties de son corps dépecées et disséminées dans le Nil, souvenez-vous, par son frère Seth, puis quasiment toutes retrouvées et assemblées par sa soeur épouse Isis.
C'est ce que nous apprennent les hiéroglyphes gravés qui accompagnent la scène à Denderah :
" ... accepte les émanations secrètes sorties de tes chairs - c'est un présent de ta soeur Isis pour rassembler ton corps à son heure -, elles viennent à toi, elles rendent excellente ta momie, elles circulent en te protégeant !"
Pour tutoyer le plus aimablement possible l'exhaustivité, je me dois d'ajouter, alors que les épigraphistes ont insisté sur le caractère osirien intrinsèque de l'offrande de dattes, ainsi que le définit l'égyptologue français Christophe Tiers dans un article référencé en note infrapaginale, qu'il existe aussi l'un ou l'autre tableau au sein de ces mêmes sanctuaires, où manifestement le rite fut détourné au profit d'un autre dieu, s'appropriant de la sorte une offrande initialement destinée à Osiris, aux fins d'acquérir un aspect de sa personnalité, que ce soit - on n'en sait trop la raison, Ptah momiforme -, ou, si vous examinez attentivement la portion ci-dessus du registre d'Edfou, Horus, fils d'Osiris, auquel il se substitue sous prétexte qu'il est le dieu tutélaire du sanctuaire.
Mais pour quelle(s) raison(s), me demanderez-vous, les souverains d'origine grecque et romaine que j'ai tout à l'heure nommés effectuent-ils cette offrande spécifique ?
Comme nous l'a appris l'anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don, et comme l'a remarquablement développé l'égyptologue française Sylvie Cauville dans son étude publiée et 2011 et référencée ci-dessous, le souverain attendait d'Osiris un contre-don.
Et dans ce cas d'espèce, vous allez concevoir qu'ils sont au nombre de deux !
A Denderah, par exemple, le texte qui commente la scène est on ne peut plus précis quant au premier contre-don divin, qui s'adressse à la personne royale :
"Je rajeunis ton corps chaque jour, tu redeviens jeune chaque année."
Et à Edfou, vous lirez l'énonciation du second, qui concerne quant à lui, l'approvisionnement des édifices religieux et, indirectement, les Égyptiens eux-mêmes :
"Je fertilise les branches de tous les arbres et j'approvisionne les sanctuaires"
Ce qui nous permet de comprendre la raison pour laquelle les dattes offertes sont assimilées aux lymphes d'Osiris. En effet, les textes égyptiens nous disent que ces émanations du cadavre du dieu constituent l'origine de la crue du Nil. En d'autres termes, la crue n'est possible que s'il y a attenta à la personne d'Osiris : le dépeçage de son corps par Seth entraîne ainsi l'écoulement des lymphes, donc de la crue.
Je précise également - et cet aspect chronologique n'est pas à dédaigner -, que les Égyptiens avaient évidemment observé que les dattes arrivaient à maturation entre juillet et septembre : c'est-à-dire quand la crue déboulant dans la Vallée du Nil depuis le sud va recouvrir toutes les terres cultivables et, qu'en outre, inévitablement les réserves de l'année précédente sont épuisées. Elles vont donc constituer un apport alimentaire non négligeable !
De sorte que la reconstitution du corps du dieu par Isis, sa résurrection, entraîne automatiquemet la décrue, c'est-à-dire, le futur retour de la végétation ou, exprimé autrement : les lymphes auront servi à fertiliser la terre par l'intermédiaire de la crue.
Et, dans le cas qui nous occupe ce matin, les lymphes, métaphores de la crue du fleuve nourricier, permettent entre autres la croissance des palmiers-dattiers, ainsi que de leurs fruits.
C'est un cycle sans fin : offrir des dattes à Osiris, c'est lui rendre ses lymphes perdues, partant, lui rendre son intégrité corporelle.
Ce rite de présenter un récipient de dattes à Osiris avait donc pour première finalité d'assurer la fécondité de la nature alimentant hommes et animaux ; puis, et ce sera la seconde, de permettre au roi qui procède à l'oblation de conserver une éternelle vigueur, une éternelle jeunesse, - à l'instar de la fête-sed, j'y reviendrai tout prochainement. Partant, à ragaillardir tous les défunts, quels qu'ils soient, puisque vous n'ignorez plus maintenant si vous me suivez depuis un temps certain que chacun d'eux escomptait devenir, après sa vie ici-bas, un nouvel Osiris dans l'Au-delà.
Ce franc glissement, à propos des dattes, de leur matérialité à leur symbolique que, pour vous amis visiteurs, j'opérai ces deux derniers mardis, il me siérait, dès notre prochain rendez-vous d'à nouveau l'envisager en l'appliquant cette fois au palmier-dattier afin que vous preniez conscience de toutes les connotations que les Égyptiens de l'Antiquité lui attribuèrent tant avec le monde de la royauté, qu'avec ceux ressortissant aux funérailles et aux croyances religieuses.
Je vous invite donc à me retrouver ici même, devant la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes, le mardi 7 octobre prochain.
BIBLIOGRAPHIE
BAUM Nathalie
Arbres et arbustes de l'Égypte ancienne, OLA 31, Louvain, Peeters, 1988, p. 102
CAUVILLE Sylvie
Une offrande spécifique d'Osiris : le récipient de dattes, dans RdE 33, Louvain, Peeters, 1981, 47-64.
L'offrande aux dieux dans le temple égyptien, Louvain, Peeters, 2011, pp. 107-8.
SERVAJEAN Frédéric
Enquête sur la palmeraie de Bouto (I) : Les lymphes d'Osiris et la résurrection végétale, dans ERUV I,
Orientalia Monspeliensia X, Université Paul-Valéry, Montpellier III, 1999, pp. 239-40.
THIERS Christophe
Notes sur les inscriptions du temple ptolémaïque et romain de Tôd , § 4 : Un rite détourné, l'offrande du récipient de dattes (Tôd, n° 312), dans Egyptology at the dawn of the twenty-first century : Proceedings of the eighth international congress of egyptologists, Cairo, 2000, Volume 1 : Archaeology, The American University in Cairo Press, 2003, pp. 514-21.
(Un merci tout particulier au Professeur René Preys, de l'Université catholique de Louvain, pour m'avoir très aimablement autorisé à disposer ici de la planche XVI de son étude du Papyrus d'Ani et à Martine Détrie-Perrier, Présidente de l'Association Papyrus de Lille, pour le cliché gravé dans le temple d'Edfou qu'elle m'a offert.)