En courant, je revois le corps. Enfin, ce qu’il en reste. Parce qu’on l’avait passé par le genre d’outil qui ne laisse pas grand-chose. Pas grand-chose, mais tout juste assez pour voir que ça avait dû faire mal. Exagérément. Dame, le travail à chaud à la tronçonneuse, c’est pas de la chatouille thaïlandaise, et ce que ça laisse par terre, sur les murs et même au plafond, c’est pas du bran de scie.
Et le p’tit gars qui court devant moi comme un lapin, c’est sans doute lui qu’a fait le coup. Ça m’a coûté trois mois de planque pour en être à peu près sûr, ouais, à peu près, trois mois à faire le poireau, à me geler les radicelles, à jouer les vitres de serre, à me fondre au terreau. Trois mois dont le souvenir me fait gonfler plus fort mes poumons pas très nets, pousser sur mes jambes un rien flageolpinces. Trois mois, bon Dieu ! Je l’aurai, le salaud.
Penser au corps, ça rend plus rage. Et le chat ! Comment peut-on faire ça à un animal ? Les humains, passe encore. Ils paient pour leurs péchés, c’est dans la Bible. Mais un pauvre Felis silvestris catus qui d’mandait qu’à couler sa félicité ronronnante et craouante sur quelque coussin doux ! Avec un fer à souder, pauv’ bête !
Tu t’en sortiras pas comme ça, mon p’tit gars, j’suis pas gambette d’airain, mais j’ai encore du tonus. Oh ! tu peux bien zigzaguer entre les passants, t’arranger pour qu’y ait toujours une mémère, un enfant, un vioque, la terre entière entre toi et moi, je t’aurai. Et sans flingue, à part ça. Faut pas tirer dans la rue de nos jours : ça fait désordre.
Ah, si c’était Lionel qu’était à ma place, t’aurais pas fait long feu. Formés aux jeux vidéo, les jeunes flics. Y font dans l’réflexe, pas dans l’détail ni la dentelle. Y vous découpent vite fait à l’Uzi, sans vraiment suivre le pointillé.
Avant, des crimes comme ça, c’était pas compliqué, c’était un dingue ou la pègre. Un amateur complètement sauté ou au contraire, un professionnel qui faisait ça sans passion, parce qu’on lui avait dit de faire un exemple et que parfois, c’est pas la mort qui fait le plus peur. Mais maintenant, allez savoir…
J’t’aurai, p’tit gars.
Enfin, j’dis p’tit gars, mais la silhouette fluette qui gagne du terrain sur moi, la vache ! c’est p’têt’ aussi bien celle d’une femme, après tout. De nos jours, tout le monde est capable de tout. Et depuis qu’les femmes font dans l’métier non traditionnel, comme y disent, on peut compter sur un paquet d’entre elles pour savoir jouer du fer à souder et de la tronçonneuse. Sans compter qu’maintenant on vous fait des modèles légers, légers.
Quel qu’il soit, j’vais l’alpaguer. Il le faut. Peux pas laisser passer ça.
Mais il ou elle est dans la joyeuse vingtaine et j’viens juste d’attraper cinquante balais.
***
La théière est sur la table. C’est une table ronde, couverte d’une toile cirée à carreaux rouges et blancs, où des objets incertains ont laissé des traces luisantes, demi-cercles brisés, carrés auxquels il manque un côté, triangles éventrés, taches furtives, simples points. Au centre, un carré de verre épais tient lieu de dessous-de-plat : son dessin, que cache presque entièrement la théière, est cependant suffisamment explicite dans ses parties visibles. Après avoir humé la bonne odeur de verveine qui monte de la théière fumante, Agatha ramène un peu son châle sur ses épaules, coule un regard ému vers le persan qui vient de lever la tête au léger crissement du fauteuil roulant de la vieille dame, et arrête sa mécanique un peu grinçante devant l’autre table, rectangulaire, qui lui sert de bureau. Elle écoute un moment, en penchant un peu la tête vers la radio, le menuet de Boccherini qui lui rappelle tant son vieil Albert et le pas de danse qu’en l’entendant il esquissait toujours. Sur la cheminée où crépite un confortable brasier, dans un cadre doré un peu passé, Albert lui sourit sous son casque de bobby.
Dans un soupir, elle a repris son crayon. Elle barre soigneusement Lionel d’un croisillon d’encre acharné et met à la place Albert. Elle n’a jamais su se servir du correcteur liquide. Son éditeur se débrouillera avec ça. Encore beau qu’à son âge, elle n’écrive pas encore à la main ! Puis, elle entreprend de trouver le mot Uzi dans son dictionnaire. C’est bien ce qu’elle pensait.
***
…and the old men in wheelchairs know
that Matilda’s the defendant, she killed about a hundred
and she follows wherever you may go
waltzing Matilda, waltzing Matilda, you’ll go waltzing
Matilda with me
J’arrête Tom Waits, je caresse un peu Sibylle qui, depuis que son vieux compagnon s’est fait écraser, vient de plus en plus me trouver quand j’écris ; je finis mon verre et je n’ai plus, moi, qu’à répondre oui d’un doigt sur la souris, quand la machine me demande : « Enregistrer les modifications avant de fermer ? »
Demain, Agatha se remettra au travail et l’inspecteur reprendra sa course.
(Nouvelle tirée du recueil Petites morts et autres contrariétés, Éditions de la Grenouillère, 2011.)
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur
émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012. Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, XYZ, Esse, Etc,Ciel Variable, Zone occupée). En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe. Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).